Le requin chartreuse

By FeeObscure

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Jaëlle Beauregard n'a pas de temps à perdre. Étudiante en médecine, fille d'une mère envahissante, soeur cade... More

Avant-propos
Casting
1 - Ivoire
2 - Crème
4 - Framboise
5 - Sable
6 - Citron
7 - Gris goéland
8 - Blanc pur
9 - Noir abyssal
10 - Chartreuse
11 - Bleu nitrile
12 - Orange sanguine
13 - Blanc d'œuf

3 - Fuschia

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By FeeObscure

— Tu veux rire de moi?

Mon exclamation surprend plusieurs clients du café où, tous les vendredis, quelques étudiants de notre programme de médecine se rejoignent pour faire le point après une semaine de stage bien remplie. Comme toujours pressée, je m'étais dit qu'arriver avant tout le monde me permettrait de profiter d'un peu de temps avec Sofia, ma meilleure amie, et justement la voilà qui arrive... avec les cheveux nouvellement gris. Je la fixe comme si une nouvelle tête venait de pousser entre ses épaules.

En fait, j'aurais été moins choquée, je crois.

Disparues, ses jolies mèches roses qui encadraient son visage encore hier! Je n'en reviens pas!

— Je savais que tu réagirais comme ça, répond-elle, les lèvres pincées.

Oups. Ça m'a échappé.

Mais du gris! Je veux dire, elle est jolie, mon amie, peu importe la couleur et la longueur de ses cheveux, sauf que... les couleurs ternes ou foncées, en général, sont de mauvais augure, et la vie m'a souvent donné raison.

Le garçon, au primaire, qui tirait mes cheveux? Il me faisait penser au gris-vert, comme celui qui teinte les vieux bâtiments aux toits de cuivre au centre-ville d'Ottawa.

La fille populaire, au secondaire, qui me traitait de tous les noms parce que, selon elle, agencer autant de couleurs pour une tenue était une horreur sans nom? C'était le brun rouille, comme celle qui ronge la carrosserie des voitures.

Le gris, ce n'est certainement pas pour Sofia.

Mon amie est une personne de confiance et dévouée, qui fait des pieds et des mains pour soutenir et aider ceux qu'elle aime. Elle est d'une loyauté sans faille.

— C'est quoi le problème?

Une voix douce m'interpelle, et je me fige en me rendant compte que Sofia est accompagnée. À ses côtés se tient une fille de notre cours à qui je n'ai jamais vraiment parlé plus de deux minutes à la fois. Je la reconnais cependant. Il s'agit de Mélanie, une rousse au visage doux et angélique. D'un naturel calme, elle nous observe à tour de rôle, ses livres de cours plaqués contre son cœur comme un bouclier.

— Le problème, siffle Sofia, les traits tirés par le mécontentement, c'est que Jaëlle pense que nous avons tous une couleur particulière, et j'ai teint mes cheveux en gris alors que ce n'est pas la couleur qu'elle aurait voulu pour moi.

Expliqué comme ça, ça a l'air un peu fou, et je m'en veux de ne pas avoir su tenir ma langue. Les couleurs font tellement partie de qui je suis que j'en viens à oublier que je suis la seule au monde à percevoir celle des autres. Ce n'est rien de magique, mais pour certain, ça ressemble au mysticisme, cette caractéristique de ma personne.

J'ai appris très tôt dans la vie que j'étais synesthète.

Les formes les plus courantes de cette particularité neurologique constituent à associer des lettres, des chiffres, ou même des sons, à des couleurs. Il y en aurait plus de cent cinquante formes différentes! Pour ma part, ce sont les gens qui m'inspirent des teintes du spectre des couleurs. C'est aussi naturel que l'association d'idées. Plus rapide, même! Je pense à ma sœur, je vois une framboise bien mûre. Sofia arrive, je pense à la fuschia. A contrario, si je vois un accessoire d'une teinte particulière, je pense à une personne en particulier. Quelques fois, des souvenirs sont étroitement liés à leur couleur, aussi.

Seule une poignée de gens connaissent cet aspect de ma vie. Même ma sœur ignore sa couleur! J'en ai parlé à Sofia il y a quelques années, pendant une soirée organisée au Three-Piers. J'avais trop bu, et l'alcool me délie la langue, que je n'ai déjà pas dans la poche.

La situation actuelle en est d'ailleurs un très bon exemple.

— Non, ce n'est pas ça, Sofia... c'est plus compliqué que ça...

Misère. Je me sens mal d'avoir vexé mon amie. En général, j'évite de commenter les choix vestimentaires, même quand ça jure avec ma perception, pour des raisons évidentes — bref, personne ne voit cette couleur qui s'incruste dans ma tête à la simple mention d'une personne, ou à sa vue, du coup ça ne jure que pour moi. Cette fois, le contraste était trop frappant.

J'ai vécu une dysphorie, là, en la voyant. C'était violent, je le jure, sinon j'aurais tenu ma langue.

Heureusement, la teinte qu'elle a choisie est plutôt pâle.

Maintenant que le choc est passé, je reconnais que son choix fait ressortir ses yeux bruns, et les racines noires ajoutent de la profondeur à son look de rebelle. Sans oublier que la coupe, plus courte derrière que devant, complémente parfaitement sa personnalité excentrique. Avec le maquillage foncé qu'elle a appliqué sur sa bouche pulpeuse et ses paupières aux longs cils, le résultat est époustouflant.

En fait, ma meilleure amie est superbe, et je ne mérite pas sa clémence face à mon manque de filtre monumental. La couleur de sa chevelure ne change absolument rien à la fantastique personne devant moi.

Je soupire.

— Je m'excuse, So. T'es vraiment belle. Je me suis laissée emportée. Parfois c'est difficile de me souvenir que je suis la seule à percevoir les gens de cette façon.

Mes excuses semblent porter leurs fruits, car elle se détend et sourit.

— C'est bon, Jaja. J'ai peut-être fait exprès de choisir argent, avoue-t-elle avec une moue mutine en se laissant tomber sur sa chaise. Je me demandais si tu serais cohérente. C'est quoi, déjà, ma couleur?

Je ricane, soulagée qu'elle m'ait eue.

— Fuschia. Comme la fleur.

Mélanie prend place avec grâce à côté de Sofia et dépose ses affaires sur la table.

— Et, hum, Jaëlle, moi... je suis quelle couleur, dis? demande-t-elle d'une voix timide.

Je suis étonnée de constater qu'elle semble réellement curieuse. Il ne perce aucune moquerie dans sa voix, qu'une sincère interrogation. Prise de court, hésitante, je lance un regard à Sofia, qui hoche la tête de façon encourageante. Je repose mon attention sur l'amie de mon amie.

— Je ne sais pas, dis-je enfin.

— Tu ne sais vraiment pas, ou bien c'est parce que tu penses qu'elle n'aimera pas la réponse? demande Sofia.

C'est vrai que les gens n'aimeraient pas toujours mes réponses.

Certains hommes m'inspirent du rose, alors que cette couleur les horripile; certaines femmes inspirent la terre fraîchement retournée, qui n'est pas glamour, et d'autres personnes reflètent des couleurs étranges comme caca d'oie ou, au contraire, des nuances complexes difficiles à exposer autrement qu'avec un exemple nul, par exemple vert benne à ordures ou encore gris goéland.

Mélanie m'observe toujours, et je secoue la tête. Nous sommes dans le même cursus depuis trois ans, et elle n'a jamais provoqué aucune étincelle, aucune image colorée.

Ça n'arrive pas souvent. En général, même les inconnus se présentent à moi en couleur avant d'avoir pu ouvrir la bouche. En fait, je dirais que je vois du blanc si je ferme les yeux. Mais le blanc n'est pas une couleur. Personne n'est blanc. Tout comme personne n'est noir.

Il y a le pâle, et le foncé, ainsi que toutes les teintes entre les deux.

— Je ne sais vraiment pas, dis-je dépitée.

— Ce n'est pas grave, déclare Mélanie.

Un silence relatif s'installe. En général, nous sommes les premières arrivées, ce qui nous permet de discuter calmement.

— Le beau Cipi s'en vient, déclare Sofia après un regard à son cellulaire.

Je sens l'excitation dans son ton, et je me retiens très fort pour ne pas rouler des yeux. En particulier quand elle dirige vers moi un clin d'œil malicieux.

Charles-Philippe, Cipi de son surnom, est le genre de garçon plutôt populaire, mignon dans le style bon chic bon genre, le type qui peut choisir la fille qu'il veut quand il veut. Personnellement, je n'ai jamais compris comment les femmes pouvaient autant se pâmer devant lui. Ce serait hypocrite de ma part de dire que je ne ressens rien quand il arrive enfin, avec ses boucles rousses en bataille, ses lunettes d'étudiant modèle et sa bouche pulpeuse calquée dans un sourire fatigué, mais il n'est pas non plus exactement mon genre. Il est séduisant, sans plus. Aucune étincelle.

Et il n'a de l'élève modèle que l'apparence, je serais prête à le parier.

— Hé, les filles... désolé du retard, j'avais un truc à régler avant d'arriver.

Il a toujours un "truc" à régler. Des mains à serrer, surtout. Il se laisse tomber sur la chaise à mes côtés et lâche un soupir avant de recoiffer ses mèches éparses avec ses doigts. Il défait ensuite sa veste, qu'il dépose en travers du dossier derrière lui.

— Salut, Cipi! le salue Mélanie avec timidité.

En fin de compte, peut-être que le blanc existe. Le blanc crémeux d'une coquille d'œuf.

— Salut ma belle, répond le don Juan. Ça va?

Je vois déjà Mélanie ouvrir la bouche pour fournir une réponse, mais Cipi se retourne vers moi. Il ne se rend même pas compte de l'effet qu'il a sur les filles comme elle, je crois. Il a beaucoup de défauts, mais il n'est pas à proprement parler méchant, heureusement, il ne l'a pas ignorée volontairement.

— De quoi vous parliez? J'ai manqué quelque chose d'intéressant?

— Pas du tout. Jaëlle me disait qu'elle n'aimait pas mes cheveux. Toi, tu en penses quoi?

Cipi me dévisage un instant avant de relever ses lunettes pour mieux observer mon amie. Il incline la tête comme s'il avait besoin d'un meilleur angle de vue.

— C'est vraiment cool. Ça serait bizarre sur la plupart des filles, mais sur toi, c'est... ouah. Ça te va vraiment bien.

— Merci, répond Sofia en baissant les yeux de façon coquette, le rouge au joue.

C'est d'ailleurs la couleur presque générale, on dirait, car même Mélanie semble plus rose qu'à leur arrivée. Un silence s'installe, durant lequel Cipi fixe Sofia, qui observe le carrelage du café, et Mélanie ne semble pas savoir où se mettre. La voix tranquille de Cipi, d'un naturel posé, s'impose d'un coup à côté de moi.

— Mélanie, tu viens à la fête de fin de session?

La question la fait cligner des yeux. Alors que je m'attends à ce qu'elle réponde par la négative, elle sourit.

— Oui, j'y vais avec Olivier. Je ne sais pas si je resterai longtemps, mais j'y serai. Il paraît que la soirée sera géniale.

— Oh, super, Oli s'est enfin décidé!

L'exclamation de Cipi fait rougir Mélanie à nouveau. Je suis contente de savoir qu'elle s'intéresse à un autre gars. Cipi n'est pas fait pour elle, ça non!

— Et puis évidemment que ce sera fantastique, je fais partie du comité social, répond Cipi avec un sourire suffisant.

Je me retiens de pouffer en voyant Sofia rouler des yeux. Son amie, elle, rit poliment. Cipi est légèrement imbu de lui-même, et même s'il fait passer cette caractéristique pour une blague, moi, je sais qu'il est sérieux.

Et puis franchement, il n'a pas tort non plus.

Les fêtes organisées par le comité depuis qu'il y siège sont des tueries. Il a raison de se vanter.

— Toi, jolie Jaëlle, tu y vas avec qui?

Cipi s'est redressé dans le fauteuil qu'il occupe à mes côtés, ce qui le rapproche considérablement de moi. Il me sourit de cette moue qu'il croit irrésistible. Ses yeux sont d'un bleu terne.

— Euh... avec Sofia, comme d'habitude, dis-je en haussant les épaules.

J'essaie de faire acte de présence un minimum à la plupart des fêtes, histoire de respecter la promesse faite à ma sœur aînée, Lyvie : ne pas me contenter d'être une étudiante studieuse. Par conséquent, la question de Cipi me paraît un brin bizarre.

C'est louche.

— C'est cool, ça, rétorque Cipi avec désinvolture. Je me disais que ça aurait été chouette d'y aller ensemble si tu n'avais eu personne, mais on se verra là-bas de toute façon, alors. Ça me va.

Est-ce que je rêve, ou bien il vient de me témoigner de l'intérêt? Du coin de l'œil, je vois Sofia trépigner, ce qui confirme que j'ai raison. J'entrouvre les lèvres, prise au dépourvue. C'est nouveau, ça. Nous avons toujours eu une bonne relation, malgré ses travers et mes principes, mais j'étais loin de m'attendre à ce qu'il puisse s'intéresser à moi, en particulier parce que je n'ai jamais laissé entendre qu'il m'intéressait.

En particulier parce que ce n'est pas le cas!

Sofia me bassine d'ailleurs avec ça depuis plusieurs mois : elle croit que nous irions bien ensemble. Elle ne sait pas ce que je sais.

— Cool. Bon, je vais aller me chercher de quoi à boire, déclare Cipi en se levant de son siège.

Je secoue la tête, exaspérée un brin par le comportement de ma meilleure amie. Sofia me fait les gros yeux en silence jusqu'à ce que Cipi soit loin de notre discussion.

— Oh mon dieu, Jaja! Cipi...!

Même si elle ne crie pas, sa voix porte relativement loin. Ça ne m'étonnerait pas que le principal intéressé puisse l'entendre. Quoique... il est en train de faire les yeux doux à la barista qui prépare son café. Il ne nous porte aucune attention, ce qui me donne une raison de plus pour rouler des yeux.

— Calme-toi, Sofia... je t'ai déjà dis ce que j'en pensais.

— Et moi, je crois que tu devrais mettre tes préjugés de coté et sauter sur l'occasion. Sauter sur lui.

— Si tu le dis.

Un silence s'installe, pendant lequel Sofia me gronde avec ses yeux. Je la sens me reprocher d'être imperméable au charme du beau mec de service seulement par principe, ce qui est faux. Ou pas totalement vrai. Qu'y puis-je s'il n'a pas ce je-ne-sais-quoi pour me faire baver?

Qu'y puis-je s'il ne m'inspire pas confiance?

— Il a une couleur, lui?

La question, qui m'est adressée, me surprend et coupe le fil de mes pensées. Sur le coup, j'ai envie de mentir, mais Mélanie a des étoiles dans les yeux, et je m'empêche de rire en voyant Sofia pincer les lèvres.

— Oui.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je me tiens loin de lui.

— Il est gris.

Gris goéland.

***

Un nouveau chapitre! Du point de vue de Jaëlle cette fois! J'avais hâte de vous la présenter, mais pour ce tome, c'est Max qui s'est imposé à moi en premier. Il faut dire que je le connais un peu plus ;)

Alors, alors... beaucoup de personnages d'un coup, mais ça en vaudra la peine, promis!

J'ai eu l'idée pour Jaëlle parce que j'ai une amie synesthète, et je trouvais l'idée très intéressante. Vous connaissiez cette condition?

Bon, alors la prochaine fois, nous verrons Lyvie du point de vue de Jaëlle :D

À dans deux semaines!

FéeObscure

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