V.

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25 octobre 1920, Paris.

Certainement dans un moment de culpabilité pour tous les coups qu'il laissait fuser, Georges avait un jour généreusement accepté de céder une chambre de son hôtel à sa femme. Angèle s'y était construit un univers dans lequel elle venait se réfugier, telle une enfant qui se recroqueville sous ses draps lorsque le sombre mystère de la nuit l'engloutit et l'effraie.

Elle aimait les livres et la musique. Le jazz avait fait son apparition depuis les années 1916-1917 mais la jeune femme se plaisait plus à écouter la musique classique des grands compositeurs. Elle avait donc installé dans cette chambre des Zola, Hugo, Maupassant et quelque auteurs dont les vers ou la prose auraient su emporter loin ses cauchemardesques pensées ; et un gramophone avec les vinyles de ses opéras préférés. Ainsi l'on pouvait souvent entendre résonner les notes de la Traviata, du respectable Giuseppe Verdi, ou encore Carmen, de notre cher Bizet. Mais derrière ces merveilleuses phrases mélodieuses qu'Angèle écoutait en boucle, entre silences et partitions, se cachait dans cette chambre une femme meurtrie par la vie. Et par l'amour aussi. Louise était venue quelques fois dans cette chambre et il semblait à Angèle qu'elle y avait laissé un peu de son parfum, et ses sourires, et son rire aussi. Elle ne pouvait plus rester dans cette chambre, mais elle était incapable d'en sortir. Alors elle restait des heures entières prisonnière de cette pièce, du cercle vicieux de ses pensées et de ses vinyles. Prisonnière de ce parfum, et de ce rire, et de ces souvenirs. Mais quand donc le mari jaloux lui ferait-il payer la romantique jouissance qu'il n'avait su donner à sa femme ?

Soudain des coups retentirent à la porte de la chambre 107, sortant Angèle de ses mauvaises pensées. Qui pouvait bien venir la voir ici et maintenant ?

Après quelques instants d'hésitation, elle se décida à aller ouvrir.

Août 1920, Paris.

    Rose marchait dans les rues, seule, titubante, essoufflée. Ses pupilles étaient dilatées, son regard était aussi noir que ses pensées. Elle voyait le sang, sur ses vêtements, sur le sol, et les éclaboussures rougeâtre sur les bâtiments. Les passants l'observaient de leurs regards accusateurs. Une ivrogne ? Une folle à lier ? Les hypothèses se murmuraient sur son passage.

    Elle venait d'assassiner une femme. Une de plus. Ses psychoses l'assaillaient de nouveau, et la peur, et le sang, et l'angoisse, et la jouissance de cette infamie. L'illusion, la réalité, quelle est bien maigre la distinction dans son esprit pour un tel paradoxe.

    Cela faisait déjà quelques mois que Rose épiait Adrienne Raphlet. Elle connaissait tout d'elle. « Voyeuse si ardente et importune », si l'on met au singulier cette phrase d'Élémir Bourges, elle l'avait scrutée des heures durant. La jolie fleur carnivore savourait avec perversité son intrusion dans l'intimité la plus profonde de ses proies, connaissant de leurs habitudes à leurs imprévus, de leur locution à leur gestuelle, de leur manière de fricoter à celle de se déshabiller. Rose entrait dans leurs esprits. Elle connaissait leurs faiblesses et leurs vices, leurs souffrances et leurs peurs, l'ivresse de leurs verres promptement avalés et les adultères qui en découlaient. Elle savait tout de ses victimes. Elle entrait dans leurs têtes. Elle entrait dans leurs vies. Elle devenait ses victimes.

    Avec Adrienne, Rose avait commencé par la torture blanche, autrement dit la torture psychologique. Des petits mots glissés sous la porte de sa chambre, après s'être introduite chez elle. Un plus imposant gravé au couteau sur la table en chêne de sa salle à manger : « L'inquiétude présente est moindre que l'horreur imaginaire », une phrase de Shakespeare. Elle souriait en y repensant. Elle avait attendu qu'Adrienne rentre, simplement pour entendre ses cris d'épouvante. Quel plaisir de l'entendre glapir et invectiver de peur... Rose en frissonnait encore de satisfaction.

    La fleur épineuse avait ensuite laissé une trace de son passage avec son propre sang, sur le miroir de la salle d'eau. Rose avait toisé avec débauche Adrienne, entièrement nue, hurler en ouvrant le rideau de sa baignoire. Un autre jour, la tueuse avait placé un appareil produisant un bruit assourdissant, assez discret pour ne pas alerter les voisins, à l'intérieur de la maison. Elle l'avait laissé des heures durant et empêché l'ouverture de toutes les issues de la maison ; la jolie victime en avait pleuré et crié de désespoir et d'épuisement. Rose avait également laissé une semaine durant l'innocente Mlle Raphlet enfermée dans une armoire avec quelques provisions et un peu d'eau. Elle l'avait écoutée pendant des heures la supplier, l'implorer, la prier de la laisser partir. Blandices et complaisances, Adrienne était prête à faire n'importe quoi pour sortir de ce sombre placard dans lequel elle suffoquait, et Rose avait bien eu quelques idées de légers délices qu'elle aurait appréciés... Mais elle ne s'était pas laissé tenter. Elle devait rester professionnelle.

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