IV.

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Angèle se demandait souvent comment sa vie avait pu devenir ainsi. Qu'avait-elle bien pu faire pour qu'elle soit un tel flot de désastres ? Car c'est bien ainsi qu'elle définissait sa vie : une sorte de long fleuve aux bien vils remous, loin d'être tranquille, ayant emporté sa gaieté et ses divertissements dans la fureur des sévices. Angèle en voulait à son père de l'avoir ainsi noyée dans ce fleuve funeste, anciennement rivière paisible. En fait, elle détestait les hommes. Ces hommes. Tous ceux qu'elle avait rencontrés et qui avaient voulu faire d'elle leur souffre-douleur, leur objet, leur trophée ou, au mieux, leur femme au foyer. Qui aurait-elle dû choisir, le moins bien ou le moins pire ? N'était-ce point la même chose ?

Elle n'était pas heureuse, puis elle avait rencontré Louise. C'était à un bal auquel Georges l'avait encore amenée pour se contenter de la rabaisser toute la soirée devant ces bourges s'étouffant de rire, faussement amusés. Tous ces hypocrites qui se voulaient être auprès de son gentil mari et de la fortune de sa famille qu'il s'était appropriée. Maudits soient ces bals ; sauf peut-être celui de ce soir là.

Louise était arrivée au bras d'un bel homme de la quarantaine. Lui était tout sourire mais elle restait en retrait, comme s'il lui avait demandé de ne pas se faire remarquer. C'était manqué, Angèle l'avait vue dès l'instant où Louise avait passé le grand porche de bois qui marquait l'entrée de la magnifique salle de bal.

Elle portait une merveilleuse robe dont le buste, en dentelle noire et blanche, était constellé de petites perles et se poursuivait en un tissu fluide. Elle lui arrivait au-dessus du genou et laissait voir des bas noirs, un peu effilés sur sa cheville droite. Elle avait ganté ses mains et ses avant-bras de la sombre couleur de la nuit et portait un boa à plumes rouges délicatement déposé comme tombant de ses épaules. Louise avait étayé ses yeux d'un trait de crayon et de fard à paupière, noirs également. La nouvelle arrivante avait aussi coloré ses lèvres d'un rouge vif, peigné ses longs cheveux châtains du côté gauche et les avaient attachés en chignon, tout en entourant son front d'un bandeau Charleston noir, parsemé de perles, arborant une plume blanche sur sa droite. Tout semblait consciencieusement décidé, minutieusement choisi et associé avec chaque accessoire.

Angèle et Louise avaient immédiatement ressenti cette concupiscente étincelle dont elles entendaient tant parler. S'en était suivi nombre de nuits blanches pour chacune afin de se convaincre que cet amour n'était ni abject, ni malsain. Des mois durant, elles s'étaient vues sans réussir à s'avouer leurs sentiments. Puis, un jour, elles avaient sauté le pas, et rapidement entamé une liaison. Cette fois ce furent des nuits blanches, non pas moins agitées, mais certes moins tourmentées qui avaient suivi.

Jusqu'à ce que le mari de Louise les surprenne. Et ce fut le début de la déchéance. Il était parti dans une colère monstre que personne n'avait su arrêter, il avait levé la main sur Louise, sous les yeux de son amante, impuissante. Il avait juré qu'Angèle le paierait. Pourtant cela faisait déjà plusieurs mois, et elle restait dans l'interminable attente de sa sentence. Mon Dieu à quoi pouvait-elle s'attendre ?

Elle n'avait plus eu aucun contact avec Louise depuis ce fameux jour. Angèle se languissait de sa bien-aimée, mais elle ne voulait pas risquer de représailles, ni pour Louise ni pour elle. Cela l'effrayait. Où, quand, comment cet homme se vengerait-il ? Et Louise, comment s'en sortait-elle ? Etait-elle frappée, enfermée ou considérée comme malade ?

Toutes ces questions envahissaient les pensées d'Angèle, elle n'en pouvait plus d'attendre et en venait presque à prier pour qu'il lui arrive quelque chose.

L'Horreur est humaineTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang