1. Étrange nuit

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Viridi, capitale de la Zone Protégée. Dernière et unique grosse ville du monde nouveau qui tente de se reconstruire sur ce qui reste d'une terre polluée à outrance.

Iris arpente nerveusement une large avenue flanquée de petits immeubles récents aux façades de bois grisâtre. La forte réverbération de la lumière due à la blancheur du trottoir, coloré ainsi afin de limiter l'absorption de la chaleur, oblige la jeune femme à plisser les yeux.

Perdue dans ses pensées, Iris ne fait guère attention aux gens qui sillonnent les rues à pied et en vélo parmi les quelques rares voitures qui se déplacent lentement. Elle a cependant conscience des soldats, harnachés d'armures noires, fusils en bandoulière, qu'elle croise sur son chemin. Ceux-ci font parti du décor. Ils assurent la sécurité des citadins avec un zèle très prononcé, et empêchent tout rassemblement public. Leurs tenues, ornées d'un dessin de flamme verte sur le poitrail, bien qu'impressionnantes, semblent presque trop lourdes et trop chaudes pour ceux qui les portent. Du moins, c'est ce qu'avait toujours pensé Iris, car les militaires, tel des robots bien programmés, n'en laissaient jamais rien paraître.

Iris bifurque dans une ruelle sur la gauche. Là, les constructions sont plus anciennes : les revêtements des murs en béton s'effritent ; la peinture blanche du sol est passée et tourne au gris délavé.

Au bout d'un moment, Iris arrive au pied du bâtiment où elle vit avec ses parents, un vieil immeuble vaguement réaménagé aux normes environnementales imposées : isolation refaite à bas coût, gaines de tri sélectif sortant de chaque appartement par l'extérieur, chauffage central au bois. L'approvisionnement en bois est difficile et limité : les exploitations, bien que conséquentes, ne peuvent fournir tout le monde. Des cuves de récupération d'eau pluviale ornent le toit, mais le filtrage défaillant n'en garantit plus trop la pureté...

Les plus aisés ont pu se payer leurs maisons conformes au règlement imposé par le gouvernement, toutes neuves, zéro émission de carbone, toutes entassées en lotissement, les unes sur les autres, avec seulement la place pour un composteur dans ce qu'ils appellent leurs jardins.

En ouvrant la porte de l'appartement, Iris respire un grand coup l'air moite qui s'en dégage. Elle s'attend à recevoir les reproches de sa mère. Ce qui, évidemment, ne rate pas.

— Où étais-tu, je ne t'ai même pas entendu sortir ?

Sa mère s'inquiète en ce moment. Iris a changé et ce changement est arrivé trop vite.

— J'ai besoin d'une bonne douche, dit Iris, indifférente à l'agitation de sa maman.

— Ça ne me dit pas où tu étais...

— Sais-tu à quoi ça pourrait bien servir de porter des grosses lunettes de protection contre le soleil dans un musée ?

— Quoi ?

— C'est le genre de truc qui ne sert pas trop à regarder une peinture...

— Heu, effectivement... Tu étais donc au musée ?

— ... À moins d'avoir peur d'être ébloui par la beauté de l'art.

— Ok, va prendre une douche.

Amarande Laroque, consciente qu'elle n'en saura pas plus, se contente du peu d'informations que sa fille daigne bien lui donner. Iris a grandi si vite. Elle ferme les yeux en se remémorant les évènements sombres et compliqués constituants l'apparition d'Iris dans leur existence... Cette nuit où le drame est survenu, et où Xantium les a appelés, elle et son mari. Cette nuit qui changea à jamais leur vie.

L'eau tiède sort du pommeau et vient se projeter sur le visage d'Iris. Les gouttes coulent sur son nez, offrant une sorte de redondance mouvante avec ses immuables taches de rousseur qu'elle a eu du mal à accepter à l'adolescence, jugeant que cela faisait trop petite fille. Puis l'eau dégouline sur ses épaules et ruisselle le long de son corps. La tête relevée, les yeux fermés, Iris passe ses mains dans ses cheveux noirs et les lisse en arrière. Elle s'est sentie parfois si proche de sa mère, et parfois si lointaine, comme indifférente. Elle sait qu'elle a été adoptée, et c'est sans doute pour cela qu'elle ne croit pas en une permanence des choses, et qu'il lui est difficile de s'accrocher, d'être là. « Ailleurs. Toujours ailleurs. Pas une minute, je ne suis ici » se répète-t-elle souvent. De ses parents naturels ne subsistent que quelques souvenirs. La présence d'une femme au visage souriant, un homme se tenant en arrière, des lunettes, une lumière jaune tamisée, de grandes pièces, un jardin, une tristesse, et un vide infini. Et aussi... Et aussi la peinture. Les tableaux, là, accrochés sur des murs hauts et blancs. Des peintures blanches, elles aussi, comme celles du musée.

IRISOù les histoires vivent. Découvrez maintenant