L'homme à la gazelle

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Source : Histoire du Premier Vieillard et de la Gazelle

Drôle d'ambiance que celle qui régna sur le palais du sultan toute la journée durant. Personne n'avait encore vu Schahriar dans une telle humeur, un sourire lui démangeant sans cesse les lèvres et le regard pétillant, comme s'il se rappelait toujours une bonne plaisanterie ou un évènement particulièrement plaisant. Bien sûr, ils étaient tous loin de se douter que leur souverain se ravissait seulement de la compagnie de son époux, ayant tout à fait abandonné son funeste dessein de lui ôter la vie. Schahriar commençait enfin à comprendre l'amour que lui vouait Sheherazade et, mieux encore, réalisait peu à peu qu'il pourrait peut-être un jour le lui rendre. Il ne pensait plus à l'infidèle sultane, sauf parfois pour comparer combien Sheherazade lui était bien plus agréable, et il oubliait presque le malheur de son frère, tout à sa joie d'avoir auprès de lui un homme qui lui avait offert son cœur au péril de sa vie et qui s'attachait nuit après nuit à le séduire d'une manière aussi inattendue que charmante.

En vérité, sa colère, son ressentiment et son chagrin avaient enfin disparu, remplacés par des pensées plus plaisantes et plus exotiques, des rêves de djinns et de marchands, de princes et de voyages incroyables, d'une voix douce et envoûtante, de grands yeux intelligents, et d'une sagesse inestimable. Plutôt que songer à faire exécuter Sheherazade, il commençait à réfléchir au meilleur moyen de s'assurer sa fidélité afin de le garder à ses côtés sans conserver la menace de le tuer un matin.

Le soir venu, il regagna leurs appartements avec empressement, ravi de ne pas être retardé comme la veille. De toute façon, il avait été prêt à envoyer promener quiconque se serait dressé sur son chemin, et heureusement personne n'en avait eu l'idée. Son époux l'attendait dans le jardin aux oiseaux, là où les esclaves avaient dressé un souper léger, et il sourit joyeusement à sa vue, tout en rougissant d'une adorable façon. Sachant très bien ce qui provoquait ce rougissement, Schahriar sourit aussi et se pencha pour embrasser son front avant de s'installer à ses côtés.

Durant les premiers temps du repas, Sheherazade interrogea son époux sur les affaires royales de la journée, lui offrant son avis et ses idées avec humilité, prouvant une fois de plus au sultan que son intelligence et sa compréhension étaient des qualités infiniment précieuses. Mais bientôt, Schahriar le fit taire en prenant sa main dans la sienne pour la porter à ses lèvres et embrasser le dos de ses doigts.

— Je vous en prie, abandonnons là ces tristes affaires administratives et parlons d'autre chose. Le temps que je passe avec vous ne devrait pas être occupé à parler de tous ces sujets qui me fatiguent et me préoccupent bien assez dans la journée, en plus de me tenir éloigné de vous de si longues heures.

— Alors voulez-vous entendre l'histoire de l'homme à la gazelle ? demanda malicieusement Sheherazade.

— Eh bien... je crois avoir passé toutes ces heures dans une grande impatience, sourit Schahriar.

— Alors je vais reprendre mon récit là où il a été interrompu ce matin. Je vous disais donc que l'homme s'était installé à l'ombre des palmiers, sa gazelle avec lui. Le Djinn était très curieux d'entendre son histoire, ainsi que le marchand dont la vie était en jeu, et le fils blessé à l'œil. L'homme aux deux chiens noirs, lui, semblait déjà connaître cette histoire mais il n'en paraissait pas moins impatient de l'entendre à nouveau.

— Écoutez moi avec attention, demanda le conteur. Cette gazelle que vous voyez se trouve être ma femme, que j'ai épousée il y a de cela bien longtemps, alors que nous étions si jeunes qu'on nous appelait encore des enfants. Durant trente années, nous avons vécu ensemble en bonne entente. Notre seul regret était de ne point parvenir à avoir un enfant, mais cela ne diminua jamais l'amour que j'avais pour elle. Cependant, je désirais tant avoir une descendance que je pris la douloureuse décision d'acheter une esclave pour qu'elle porte mon enfant. Je pensais que ma femme comprendrait ce désir et qu'elle chérirait cette enfant comme s'il était aussi le sien.

Contes des Mille et Une Nuits [BxB]Where stories live. Discover now