Les quatre morts du bossu

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Source : Histoire du Bossu

Durant toute la journée du lendemain, tandis qu'il attendait le retour de son époux, Sheherazade passa son temps à réfléchir. Il n'avait pas peur de mourir, mais il craignait davantage les conséquences qui pourraient découler de son exécution. Parce qu'il aimait Schahriar de tout son cœur, il n'avait pas envie de le perdre, ni de lui causer un nouveau chagrin. Il espérait ardemment parvenir à le convaincre de l'aimer en retour, pour lui montrer qu'il y avait encore de l'amour dans ce monde. Voilà pourquoi, le soir venu, lorsque le sultan le rejoignit dans leur chambre, Sheherazade savait exactement quelle histoire il allait raconter.

Il raconta à son royal époux l'histoire du calife et de son vizir, qui dura deux nuits. Et puis il y eut les calenders fils de roi, une histoire si longue qu'elle dura dix nuits et tint Schahriar en haleine pendant autant de jours. Chaque nuit était peuplée de contes fantastiques et chaque matin se levait exempt de sang, renforçant l'espoir de tout le peuple de voir leur souverain se remettre pour de bon de la trahison de l'infidèle sultane. Petit à petit, insensiblement, les jours se succédèrent aux nuits, et les nuits aux jours. Au fur et à mesure que passait le temps, Schahriar apprenait à connaître Sheherazade au-delà de ses contes et l'appréciait de plus en plus pour sa sagesse et son esprit éclairé. Certains de ses récits étaient choisis pour l'aider à réfléchir sur un problème épineux, d'autres avaient pour but de lui alléger l'esprit et l'amuser tout simplement. Et chacun d'eux était un récit d'amour, témoignant d'à quel point un homme pouvait en aimer un autre.

Ce soir-là, pour amuser son époux, Sheherazade décida de commencer l'histoire du bossu et celles qui s'y entremêlaient, de petites histoires courtes qui divertiraient le sultan sans trop le priver de sommeil.

— Il y avait, dit-il en souriant, un tailleur et son épouse qui vivaient dans une grande ville du sultanat de Jazira. Un beau jour, un bossu vint s'asseoir à l'entrée de sa boutique, et se mit à chanter en jouant du tambour. Le tailleur prit plaisir à l'entendre, et résolut de l'emmener dans sa maison pour réjouir sa femme. Il lui en fit la proposition, et le bossu l'ayant acceptée, il ferma sa boutique et le mena chez lui. Le musicien chanta fort agréablement pour eux, et la femme du tailleur mit un couvert pour lui à leur table car il était temps de souper. Elle servit alors un bon plat de poisson qu'elle avait préparé ; mais en mangeant, le bossu avala par malheur une grosse arrête dont il s'étouffa en un instant, sans que le tailleur et sa femme puissent y remédier.

Ils furent l'un et l'autre d'autant plus effrayés de cet accident qu'il était arrivé chez eux et qu'ils avaient sujet de craindre que si la justice venait à le savoir, ils seraient punis comme des assassins. La femme du tailleur eut toutefois une idée pour se débarrasser du corps sans s'attirer d'ennuis, et elle en fit part à son mari.

— Il y a un médecin dans le voisinage, lui dit-elle. Prenons le mort, couvrons le d'un drap, et nous irons frapper chez lui en disant que c'est notre fils qui est mourant.

Ainsi fut fait et les deux prirent le bossu, l'un par les pieds, l'autre par la tête, et le portèrent jusqu'au logis du médecin. Ils frappèrent à sa porte et une servante descendit aussitôt, sans avoir pris le temps de saisir une lumière, et leur demanda ce qu'ils souhaitaient.

— Remontez, s'il vous plaît, répondit le tailleur, et dites à votre maître que nous lui amenons notre fils qui est bien malade pour qu'il lui ordonne quelque remède. Tenez, ajouta-t-il, en lui mettant en main une pièce d'argent, donnez-lui cela par avance, afin qu'il soit persuadé que nous n'avons pas dessein de lui faire perdre sa peine.

Pendant que la servante remontait pour faire part au médecin de ce nouveau patient, le tailleur et sa femme portèrent promptement le corps du bossu au haut de l'escalier, le laissèrent là, et retournèrent bien vite chez eux. Cependant, la servante était montée dire au médecin qu'on lui avait mené un patient dans un état grave, et le docteur descendit l'escalier avec tant de précipitation qu'il trébucha sur le corps du bossu, ce qui le fit rouler jusqu'au bas de l'escalier. Peu s'en fallut que le médecin ne tombât et ne roulât avec lui, mais lorsque sa servante apporta la lumière, force lui fut de constater que son patient était bel et bien raide.

Contes des Mille et Une Nuits [BxB]Where stories live. Discover now