Les vingt mètres les plus longs de toute leur vie.

4 0 0
                                    


Le spectacle qui s'offrit à leurs yeux balaya tous les doutes qu'ils auraient encore pu avoir au sujet de l'apocalypse. De là où ils se trouvaient, ils pouvaient voir la porte derrière laquelle devait se cacher leur éventuelle sûreté. Elle était là, telle un phare en pleine nuit. Elle leur tendait les bras. « Venez, mes enfants, venez. Je vous protégerai. » Mais entre elle et eux, il y avait vingt mètres de pure horreur.

Il n'y avait plus un seul centimètre carré visible du sol d'ordinaire beige poudré. Le moins horrible étaient les sacs de courses éventrés ou même la nourriture éparpillée un peu partout. Si on s'arrêtait à cela, on aurait presque pu croire qu'il ne s'était agi que d'une évacuation un peu musclée du centre commercial comme il en arrivait parfois en cas d'alerte à la bombe.

Le seul petit problème dans ce postulat, c'était la couche épaisse de sang presque noir qui recouvrait la totalité du carrelage. On aurait dit une marée sanguine qui léchait les poteaux et les barrières avant de s'égoutter lentement par les interstices pour tomber à l'étage plus bas. Et s'il n'y avait que cela ! Presque à chaque arrêt du regard, Emma rencontrait les restes à moitié dévorés d'un corps. Il y avait ici un bras, là un pied, plus loin un intestin déroulé qui faisait comme une ligne à ne pas franchir. L'estomac de la jeune femme se révulsa.

– Il n'y a pas de zombies en vue, murmura Audrey, on y va !

Comme un seul homme, ils sortirent de la loge, les doigts blanchis à force de serrer leurs armes de fortune. Leurs chaussures collaient au sol et faisaient un bruit spongieux à chaque fois qu'ils relevaient le pied. Perrine grommela quelque chose au sujet de sa coûteuse paire de ballerines, mais la moins bien lotie était Nora avec ses sandales. Elle avait du sang entre les orteils, sous la plante de ses pieds, qui remontait jusqu'à la cheville. Mais elle ne dit rien et avançait.

Emma s'était collée à l'auteur, les yeux écarquillés par le carnage. Il n'y avait pas trente minutes qu'ils avaient dû quitter la librairie en catastrophe. Comment avait-on pu transformer le centre commercial en manège de l'horreur en si peu de temps ? Elle faisait des pas précautionneux pour ne pas glisser, les bras écartés de son corps pour se tenir en équilibre. Son cœur battait tellement fort qu'elle n'entendait presque rien d'autre, et hocha la tête sans comprendre ce que l'auteur venait de lui murmurer.

La quarantenaire qui n'avait pas voulu donner son nom avait le visage figé de quelqu'un qui n'était plus certain de rien.

Ils étaient environ à la moitié du chemin. Aucun zombie à l'horizon. Aucun humain non plus. Juste le sang, les entrailles, et l'angoisse. Ils s'estimaient encore chanceux, à ce stade-là. S'ils continuaient ainsi, ils n'étaient qu'à une minute ou deux de la liberté.

Ils ne virent pas à temps la tête détachée de son corps. Cachée derrière un large sac d'une célèbre marque de vêtements, elle semblait attendre patiemment que quelqu'un passe à sa portée. L'odeur de la chair vivante fit frémir ses narines, et elle n'eut qu'à ouvrir la mâchoire pour planter ses dents sales dans le mollet dénudé et tendre.

– Putain de bordel de sa mère la pute ! hurla Perrine de douleur en lâchant son marteau.

Emma sentit alors que le monde se mettait à bouger d'une étrange façon. Audrey se précipita sur son amie, Martin enfonça son pied de biche dans le crâne du zombie amputé pour le faire lâcher, et Nora se mit à inspecter la plaie sanguinolente sur la jambe de la jeune fille. Mais ce n'était pas ce qu'Emma avait perçu. Elle attrapa le bras de l'auteur et serra de toutes ses forces. Lui aussi avait réalisé.

– Il faut qu'on bouge, annonça-t-il.

Les autres n'écoutèrent pas le charabia américain et continuèrent à papillonner autour de Perrine, de plus en plus livide.

– On doit y aller, vite ! dit-il un peu plus fort.

Emma plaqua sa main contre ses lèvres, étouffant un gémissement. Ils étaient si proches. Et ils allaient tous mourir ici. Elle le voyait dans les ombres qui remuaient, dans les échos lointains de grognements d'envie.

– Emma, dites-leur !

Elle ne voulait pas parler. Si elle ouvrait la bouche, elle allait crier ou vomir. Elle aurait d'ailleurs bien aimé s'évanouir sur le champ. Ne pas être consciente lorsque les zombies viendraient arracher des morceaux de son corps. La douleur n'allait-elle pas la réveiller ? Elle s'imagina soudain ouvrir les yeux sur son corps démembré. Non, elle ne voulait pas mourir comme ça. Se faire dévorer devait faire beaucoup trop mal. Alors elle mit son esprit terrifié en veille, et se jeta sur Nora et Martin pour qu'ils se redressent.

– Zombies ! leur cria-t-elle à s'en déchirer les poumons.

Martin fut le premier à réagir et regarda dans la direction qu'indiquait également l'auteur. Le cri de Perrine avait réveillé le centre commercial. On pouvait imaginer qu'après avoir nettoyé le dernier étage, les zombies étaient tous descendus pour finir le reste. La plupart était certainement déjà dehors à semer le chaos. Seulement, ils n'avaient pas tous eu le temps de s'échapper, et les plus lents avaient secoué leur carcasse pour atteindre la viande fraîche qui les appelait.

– Allez, tous à la porte ! hurla Martin en soulevant Perrine dans ses bras.

Audrey, le visage mouillé de larmes, récupéra le marteau de son amie, et ils se mirent tous à courir en direction de la sortie. Le sol glissait, ils dérapaient. C'était comme courir dans un rêve, où tout bouge sauf nous. Emma trébucha sur un pied abandonné là, et elle se retint d'une main pour ne pas s'affaler complètement. L'auteur l'aida à se relever, et alors qu'ils entendaient les premiers zombies arriver à leur étage, ils arrivèrent à la porte tant désirée.

Elle était verrouillée.

A la dériveWhere stories live. Discover now