16. Les lentilles aux épinards

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L'école a continué de se remplir au fil des heures, et deux autres jeunes filles ont rejoint notre dortoir. Daireng, Huismei et Kumlei les connaissent bien : elles étaient déjà avec elles l'année dernière.

J'apprends que les dortoirs de l'école ont de quatre à six lits. Le nôtre en a toujours eu cinq, jusqu'à ce que j'arrive.

Notre point commun, en dehors d'être dans la même tranche d'âge (hum...), est le fait que nous sommes chacune originaire des régions de l'empire les plus éloignées de la capitale. Ces cinq filles ont toutes leur famille installée loin de la cour. Elles ne la reverront pas avant un an, au mieux.

Je ne sais pas si l'on a fait en sorte de me loger avec elles exprès, ni à qui je dois cette attention. En tout cas, entendre certaines parler avec émotion de leurs parents qu'elles viennent de quitter réveille en moi une multitude d'émotions que je n'avais pas encore osé laisser sortir depuis mon départ.

Les filles se méprennent sur mes larmes : elles croient, puisque c'est ce que je leur ai dit, que mes parents sont morts et que c'est pour ça que je suis prise d'un sanglot. 

Elles me consolent de cette perte avec tant de sollicitude, que je m'en veux de m'épancher quand nous sommes finalement toutes dans la même situation. 

Enfin, à quelques détails près.

J'ai aussi le curieux sentiment qu'étant la plus petite en taille, et possédant une bouille légèrement arrondie ornée de grands yeux perdus, toutes ces jeunes filles me prennent pour leur petite sœur.

Daireng adore me tapoter la joue quand je laisse échapper une remarque naïve. Kumlei joue les mamans quand je me tiens mal. Quant aux deux dernières arrivées, Erueng et Ishan, elles ont absolument tenu à refaire longuement ma queue de cheval parce que, tout de même, qu'est-ce que j'étais mal coiffée...

Si tout cela pourrait m'agacer, pour l'instant ces démonstrations d'affection me font du bien. On m'explique malheureusement que l'entente n'est pas aussi bonne dans tous les dortoirs, ni entre toutes les pensionnaires de l'école.

De ce que j'apprends : plus les élèves sont issues d'une famille présente à la cour, et d'un rang élevé, plus il y a de risques pour qu'elles soient désagréables envers celles qui n'ont pas cette chance. 

Plusieurs fois on me dit également de me méfier "des grandes". Elles sont dans leur dernière année, prêtes à faire leur entrée à la cour, elles se sentent supérieures.

Nous nous rendons ensemble au réfectoire, je les suis sagement, tâchant de ne pas me faire remarquer, jusqu'à une longue table pour une vingtaine de personnes. D'autres filles portant un camélia brodé sur leur robe y sont déjà assises. 

Toutes ont entre quinze et dix-sept ans. 

Il reste de la place en bout de table pour notre dortoir et nous nous y asseyons. Une fille tire la manche de Daireng pour lui murmurer une question, cette dernière lui répond quelque chose qui est rapidement répété de bouche à oreille. Comme on me regarde, je suppose que ça me concerne.

Mais mon ventre affamé me fait tourner mon attention vers les plats que nous apportent des domestiques. Il y en a un par dortoir. Plusieurs des filles font la moue en découvrant une grande plâtrée de lentilles aux épinards, mais j'avoue que j'ai tellement faim que je mangerais n'importe quoi.

Je n'ai pas sitôt cette pensée qu'une adolescente vient s'avancer entre nous pour cracher dans notre plat. J'écarquille les yeux et me tourne vers elle, outrée. 

- Eh !

- Quoi... ? me répond-elle, comme si ma réaction était anormale. Ma salive a plus de valeur qu'aucune d'entre vous.

Le Harfang et le LoupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant