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Mon second jour à la Gallérie Borghèse a débuté sous un grand soleil qui me ferait presque regretter de passer mon dimanche enfermée entre quatre murs. Hier, j'ai listé dans un coin de ma tête toutes les œuvres que je souhaite accrocher dans mon salon comme je le fais pour chaque musée où je me rends. J'ancre le moindre détail dans ma mémoire puis l'encre sur le papier.

Je me laisse tomber sur un banc de granite face à l'œuvre qui m'obsède : La Vérité dévoilée par le Temps du Bernin. L'artiste n'a pas eu l'occasion de terminer de tailler ce bloc de marbre poli et je crois que cela contribue à son charme. Je détaille cette jeune femme, allégorie de la Vérité, et ricane seule. Quelle ironie, il a fallu que mon cœur chavire pour une statue garante d'un mot qui me révulse.

« Le temps finit toujours par dévoiler la Vérité » peut-on lire gravé dans le la pierre aux tons chauds. Une phrase qui m'effraie autant qu'elle me fait rire. J'ai la désagréable sensation que cette femme me juge, qu'elle attend sagement que son affirmation se vérifie. Ce jour-là, peut-être qu'elle s'animera comme Galatée et ses premiers mots à mon égard seront probablement « Je te l'avais bien dit ». Lorsque son silence accusateur me submerge, je finis par quitter précipitamment la pièce sur laquelle elle règne.

Je m'attelle à ma tâche initiale, imiter un tableau que j'apprécie. Je pose mon papier canson à même le sol et recrée Jupiter et Junond'Annibale Carracci. Ce croquis précis me servira de modèle. Une fois chez moi, je le calquerai sur une toile aux dimensions identiques du tableau originel et le colorerai dans des tons similaires.

— Plutôt réaliste, déclare cette voix grave qui m'a tenu compagnie hier.

Je ne connais rien d'autre que son nom, Giacomo Motta, il est resté plutôt évasif sur sa vie.  Je crois que nous avons le même âge, vingt-et-un ans. Son comportement m'intrigue, il discute avec moi puis disparaît de longues minutes. Pendant ce temps, il déambule dans le musée, carnet à la main. L'homme ne dessine pas, il gribouille des notes incompréhensibles. De temps en temps, le bouclé s'installe à mes côtés et suit attentivement mes traits de crayon. Parfois il émet quelques commentaires, d'autres fois il ne dit rien. « Il admire » comme il le dit si bien. Je lâche mon crayon et le regarde droit dans les yeux.

— Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Un homme qui se rend deux jours de suite dans le même musée ça cache forcément quelque chose, je continue.

— Je te retourne la question.

— Je m'entraine, je réponds franchement, je veux être restauratrice d'œuvre d'art.

Ni entièrement vrai, ni totalement faux. Simplement inexact. Certes recopier ces œuvres me permet de m'améliorer mais je le fais surtout pour avoir le plaisir de les admirer chez moi. Son visage s'illumine, comme si ma réponse était la solution à l'un de ses problèmes.

— « L'art » un grand mot abstrait.

— Ça ne réponds pas à ma question.

Giacomo rit en passant sa main dans sa chevelure. Il ancre son regard dans le mien, signe qu'il s'apprête à mentir. Erreur de débutant. Ceux qui prétendent savoir mentir ne sont que des imposteurs. Le menteur ne dévoile jamais son talent de peur de s'attirer la méfiance du potentiel auditoire. Le fourbe est audacieux. Il déclare « je ne sais pas mentir » en souriant et accompagne sa confession d'une anecdote d'un mensonge raté pour se fondre dans la masse. Ainsi, il gagne la précieuse étiquette d'homme « honnête » et peut raconter ses fables en toute tranquillité. Une feinte classique mais efficace.

— Ne le répète à personne, il chuchote, mais je suis passionné de sculpture en ronde-bosse.

J'explose de rire devant cette réponse improbable et bouscule légèrement son épaule.

— Je te jure, arrête de te moquer, il se justifie, j'adore tout ce qui est... sculpture en trois dimensions ?

— Mensonge, je constate simplement avant de reprendre mon travail.

— Je ne sais pas mentir, il avoue.

Touché. Il n'y a rien de plus humiliant pour un bon menteur que de tomber sur un meilleur menteur.

— Quand j'avais dix ans j'ai-

— Qu'est-ce que tu caches Giacomo ? Je le coupe gentiment.

— Tout de suite les accusations.

J'attrape vivement son carnet et il reste serein alors que je m'attendais à ce qu'il bataille pour me le reprendre des mains. L'ambiance entre nous est légère et l'italien prend à la rigolade ma petite investigation. Je suis convaincue qu'il y a quelque chose d'intéressant parmi tous ces gribouillages mais je ne parviens pas à me concentrer sur cette énigme, déstabilisée par le brouhaha incessant des autres visiteurs autour de nous. Des mesures, des chiffres, des schémas. Je parcours les pages sans y trouver de sens.

— Qu'est-ce que c'est ? Je l'interroge.

— À toi de me le dire Sherlock.

Je déteste le sourire narquois qu'il affiche et je hais davantage celui qui nait involontairement sur mes propres lèvres. J'inspecte les feuilles noircies et un éclair de génie me traverse. Ce sont les prémisses de plans de la Villa Borghèse. Les fenêtres et les portes sont particulièrement mises en avant, marquées d'un trait plus épais.

— Tu es architecte, je déclare fièrement, et tu récupères les mesures pour réaliser une maison semblable pour une riche famille, voire la mafia.

— Plus ou moins.

— C'est pas une réponse ça, soit tu es architecte soit tu ne l'es pas.

Ça m'amuse, cette manie qu'il a de répondre à mes interrogations par une phrase frôlant le hors-sujet, voire par une autre question. Il sourit et reporte son attention vers Jupiter et Junon où les divinités de l'Olympe s'observent tendrement depuis plusieurs siècles.

— Je finirais par trouver ton petit secret.

— Je te trouve un peu trop confiante.

— Une bonne amie à moi m'a dit que le temps finit toujours par dévoiler la Vérité.

Je sursaute lorsqu'une chaussure s'abat sur mon croquis, froissant le papier et laissant une empreinte de terre disgracieuse.

— Deus ex-machina, s'amuse Giacomo.

Je relève la tête vers le touriste qui vient de ruiner mon dessin. Il balbutie quelques excuses dans une langue étrangère et je masque mon énervement, lui assurant que ce n'est rien même si je bous intérieurement. Lorsque je me reconcentre sur mon interlocuteur, il n'est plus là. Giacomo a profité de ce moment de diversion pour s'en aller, mettant fin à mon interrogatoire.

— Deus ex-machina, je murmure à mon tour.

Il faut croire que la chance lui sourit. J'observe amèrement le visage de Junon désormais déformé par les plis du papier à grain. Cela n'a plus d'importance, j'ai trouvé une occupation bien plus palpitante.

 Cela n'a plus d'importance, j'ai trouvé une occupation bien plus palpitante

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La Vérité dévoilée par le Temps, Gian Lorenzo Bernini

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