TRANSFERT - Second interview

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J'ai la grande chance que Kathrine, ma sœur, m'ait tant aidé. Son soutien a été inestimable. Saviez-vous que c'est elle qui m'a trouvé cet endroit délicieux que j'habite depuis lors ? Un modèle de patience si prompt à l'empathie. Et un grand sens du devoir. Ce qui lui ravage sa vie, bien entendu.

Vous savez, je ne vois plus mes amis d'alors, ni ceux de Archie d'ailleurs. Comme mise au ban de la société en quelque sorte. Ou exilée. Peu importe, le fait est que je ne vois plus guère personne d'alors.

Kathrine, elle, est restée à mes côtés. Elle s'est occupée de tout, j'imagine, depuis la recherche de ce lieu (et elle me sait très difficile à satisfaire dans ce domaine), le transfert de toutes mes possessions, ma maison, Archie, ...

Elle est d'un an ma cadette.

Si je ressemble à mère, traits et caractère, Kathrine tient tout de notre père. Nous ne nous ressemblons que très peu. Elle est aussi blonde que je suis brune. Nous partageons de façon mendélienne l'amour du beau, du travail bien fait, de la minutie et une propension déroutante au perfectionnisme.

Au-delà, nous sommes divergentes. Elle est pédiatre, moi qui ne supporte pas les enfants ! D'ailleurs, elle ne me parle que peu de son travail ; elle sait qu'elle ne trouverait aucun écho en moi dans ce domaine. Elle s'est fait une raison, à la longue, il a bien fallu, vu que je ne l'écoutais pas.

Nous n'avons jamais été proches. Je l'ai toujours trouvé... comment dire.... Trop naïve. C'est exaspérant une telle naïveté ! Qui va de paire peut-être avec une générosité sans limite, un réel don de soi. C'est cela qui la maintient en vie et dans l'action. Une grande capacité au don, elle s'est rendue douée pour cela et son métier forcément lui sied. C'est cette même générosité qui lui a permis de me soutenir et de m'épauler.

Son mari, Paul, n'a d'ailleurs de cesse de me le faire remarquer et de me le reprocher par la même occasion, à chaque fois qu'il me rend visite. Heureusement, ses apparitions sont rares. Alors lui c'est un benêt ! Je n'ai jamais compris comment Kathrine a pu épouser un tel homme ! Enfin... légère digression que vous voudrez bien me pardonner... je plante le décor, même celui de l'antichambre.

Plus tôt, je vous entretenais de l'état dans lequel je me trouvais dans les périodes précédant mon arrivée ici. J'étais alors incapable de raisonner et je pense n'avoir pris aucune décision. Mon arrivée à High Hills Manor s'est sûrement bien déroulée. Je n'en garde aucune trace.

Je vous parle bien là d'une étrange période de ma vie. Je ne devrais même pas en parler puisque à vrai dire, je ne m'en souviens guère. Kathrine m'en a parlé. Mais bien après. Lorsque je pouvais entendre à nouveau. Ou comprendre à nouveau. Elle m'a tout relaté, ce qu'à présent je fais avec vous. J'avais été ailleurs, haut perché, et c'est en arrivant ici que je me souviens à nouveau de certaines choses.

Une amnésie... ? Oui, si vous voulez.

Sauf, un temps.

Ma présence était requise lors de l'incontournable visite chez le notaire. Curieusement, je me souviens un peu de ce jour-là. Pour une raison simple. Pas l'argent, non Miss Pry. Je savais ce que Archie et moi possédions. J'étais au fait de ses dispositions testamentaires. J'en étais pratiquement la seule bénéficiaire. Non ce n'est pas pour cela. L'argent est là dans ma vie, c'est un fait, et c'est bien ainsi. J'aurais beaucoup de mal à en manquer. Et la vie va dans ce sens sans me contrarier.

En fait, nous sommes arrivés à l'heure convenue chez le notaire. Kathrine, à mes côtés, et Paul qui nous avait conduites, nous attendait à l'extérieur. On nous a fait patienter dans une pièce à cet effet. Et c'est là que cela a commencé.

Un fou rire.

Affreux. Je ne sais pas ce qui m'a pris mais cela s'est emparé de moi. J'avoue ne pas pouvoir vous dire ce qui a été le déclencheur. Alors nous voilà dans cette pièce, silencieuses, assises sur un énorme et inconfortable Chesterfield, Kathrine me jetant de réguliers coups d'œil en coin pour vérifier que je sois bien toujours là, au cas où je m'évaporerais. Et je ne sais pas vraiment, j'ai dû voir quelque chose, ou penser à quelque chose, Quoi qu'il en soit, me voilà, émettant un léger son. Léger se transforme en plus fort, moins contenu, plus régulier.

Kathrine, amusée, intriguée, me demande bien sûr ce qui me fait rire. Et par contagion, sourit un peu. Ne pouvant lui répondre, puisque mon rire m'envahissait de telle sorte que je devais être un peu rouge. Mes yeux pleuraient. Et mon corps ne tarda pas à se contorsionner. Je me balançais d'avant en arrière sur ce robuste Chesterfield, une vraie gageure. Kathrine, me voyant me perdre, être dans cet état, s'était évidemment départie de son sourire et me regardait, en tenant son petit sac de cuir, bien serré contre elle. Je l'entends encore me dire de me reprendre, de me contenir, que Maître Keane va bientôt nous recevoir, etc...

Et je riais maintenant à gorge déployée, et mon mascara coulait sur mes joues, et je me tordais de douleur presque. Le ventre et les mâchoires contractés.

Fatalement, Maître Keane arrive, bien droit et plein de son rôle, aperçoit Kathrine les phalanges blanchies à force de serrer son sac à main, le visage décomposé, et moi, courbée sur le canapé, un mouchoir sur ma bouche, cherchant à étouffer tout son.

Maître Keane pensant que la tragédie nous rendait telles, est devenu encore plus Maitre Keane qu'il ne l'avait jamais été. Et surprenant sa composition de circonstance et comprenant sa méprise, me revoilà repartie de plus belle.

La lecture du testament, la signature des documents afférents a été divinement hilarante et quiconque pourrait mettre en doute que la signature apposée soit vraiment la mienne, tellement j'ai eu du mal à me contrôler. Un gribouillis, c'est tout ce que j'ai réussi à écrire. Nous avons dû rester en tout une bonne heure. Et je n'ai jamais autant ri de ma vie. Et Kathrine jamais aussi blême et gênée et furieuse. Et Maître Keane s'est rassuré en mettant cela sur le compte de l'horrible tragédie que je venais de vivre.

Pendant cette heure, j'étais une autre. Et cette autre, possédée, c'était moi encore.

C'était un rire libérateur, obscène et puissant, dénué de sens, inutile et sans but. Purement fabuleux.

Dans mon milieu, Miss Pry, on ne rit pas. Du moins, pas de cette façon, pas en public. On se retient, on se contient, on ne s'expose pas. Ce jour-là, je me suis exposée, commune, vulgaire, sans maîtrise. C'était bon.

Voilà pourquoi je me souviens de ce jour-là. De cet unique moment.

L'EXCUSE DE L'AMEWhere stories live. Discover now