EAUX TROUBLES - First interview

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Archibald, mon époux, m'a quittée, en des circonstances singulièrement sordides et troubles le 21 mars 1991. Je ne m'attarderai pas longtemps sur cette période. Je n'y tiens pas. Mais juste assez pour que vous compreniez bien tous les tenants et donc également tous les aboutissants. De plus, cela n'est pas primordial pour la suite des événements. Il s'agit juste du contexte en somme. Du moins, c'est mon point de vue. Et nous sommes bien là pour évoquer ma vision des choses, n'est-ce pas ?

Je vous avoue que tout cela reste si douloureux, si présent et si lointain à fois. Un chagrin infini. Une inquiète déchirure. C'est une rupture, ma rupture. Une blessure profonde sans cicatrisation possible, sans coagulation, hémophile. Ma croix. Invisible.

Naturellement, suite à cette disparition, je ne pouvais plus vivre dans notre maison et n'y suis retournée qu'une ou deux fois. A chaque fois très rapidement et je n'ai aucun souvenir palpable de ces visites. C'est tout comme des espaces manquants dans ma mémoire, même si je sais m'y être rendue. Je ne sais plus vraiment. Ni quand, ni dans quel but, seule, accompagnée...C'est égal. Je ne cherche pas à savoir non plus.

Quoiqu'il en soit, les cinq mois qui ont suivi ont été les plus curieux de ma vie, et les plus opaques. J'ai vécu, enfin, vécu est un peu disproportionné, j'ai flotté plutôt et vécu biologiquement. Je me suis maintenue en vie, sinon l'esprit, au moins le corps. Ce fameux instinct de survie je suppose. Et aussi, après avoir partagé de longues années, joui d'une vie splendide sous le format de gémellité, la notion d'« être à part entière » s'imposa.

Archie était parti. Archie n'était plus. J'étais seule. J'avais été deux pendant si longtemps que je ne savais plus vivre seule. Devoir fonctionner à l'unicité au lieu de l'unisson. Cela ne m'était plus familier. Je ne savais plus faire. Je ne vous parle pas de l'autonomie ou de l'indépendance. J'espère que vous saisissez bien la nuance... Après onze ans de mariage et de vie commune, la vie m'a obligée par une audace stupéfiante et désarmante à subir cinq mois de pure isolation. Cinq mois que j'ai vécu comme une mise en quarantaine. Cette période de quelques mois est floue également, et je ne m'y réfère point. Je me souviens simplement d'un isolement permanent, d'un isolement acide, comme constamment nocturne. J'allais d'errances en désespérances, la période la plus noire de ma vie. Je passais mon temps, recroquevillée, ne sachant plus rien de moi. J'ai bien cru devenir folle à ressasser, reprendre, à essayer de comprendre, à savoir, apeurée et désorientée, où j'allais, ce que j'allais devenir. Tout cela, sans lui. Une épreuve si douloureuse, je vous prie de bien vouloir me croire. Mais surmontée. Je n'en suis pas sortie indemne mais tout bien considéré, sinon d'esprit, saine de corps.

Le pire, Miss Pry, à mon goût, est l'isolement. L'isolement vous traîne et vous jette inexorablement dans le cogito incessant. Si vous y ajoutez l'oisiveté ou l'inoccupation forcée, cette combinaison offensive et impitoyable conduit fatalement le plus robuste des individus vers les abîmes inexplorés de son esprit. De ces gouffres introspectifs, peu réchappent et rares sont ceux qui en reviennent. Si le voyage incluait de manière systématique un retour, une garantie fondamentale d'un retour, le voyage, je pense, devrait être engagé par tout un chacun. Seulement voilà, on ne maîtrise ni la décision de la traversée, ni sa durée, sa destination ou son retour éventuel. Le voyage se fait malgré nous ou ne se fait pas. Il nous fait, souvent nous défait mais rarement nous refait. Mais au-delà, le retour est rare. Alors, question Miss Pry : peut-on approcher la folie, la côtoyer, vivre avec elle, en elle, sous son emprise et en revenir, immune ? Peut-on dire : avoir été fou. Un espace. Est-ce possible ? Est-ce à ce point inconciliable avec ce que nous connaissons de notre réalité ? Isolé de tous, la folie vous attrape, vous rattrape et vous happe. La folie ne fait pas dans la discrimination. En touchant tout le monde, elle brise les reins à l'arrogance, fait cambrer tous les egos. Peu importe l'intelligence et la capacité de réflexion. Peu importe la foi. Peu importe les origines, le statut, l'intelligence, l'éducation. Tout le monde peut être reçu dans ce cercle quelque peu initiatique. Très ouverte, la folie, une merveille d'hôte.

Peut-on avoir la conscience saine de la folie ? Je me le demande bien. La folie est mystérieuse. Incisive et inconditionnelle. C'est une chute hors-bord, prévisible ou non. Visible ou non. Cette chute vous conduit à vivre de terribles angoisses et une angoisse identitaire de surcroît. Aucun confort dans la vérité, puisque la vérité n'a plus son sens.

C'est si troublant, y avez–vous songé seulement ? Est-elle en nous ? Vient-elle à nous ? La créons-nous ? Tout ceci donne le tournis, n'est-ce pas ? L'emprise naissante a vite raison de vous et rapidement vous abandonnez au lieu de vous battre pour retenir le vital, se retenir, retenir le soi. Vous l'abreuvez ou elle s'abreuve de votre propre suc. Cela vous submerge, un état qui vous submerge ou un état auquel on a accès et vers lequel on irait. Ne dit-on pas : un accès de folie ! Le prix à payer pour rester sain est élevé, c'est bien là le prix du sang car c'est le prix de soi. Je ne parle même pas de l'holocauste qui est fait de l'entourage. Tout lui est sacrifié. Égoïsme non questionné, égocentrisme légitimé, on se concentre sur soi, on oubli le reste. Et puis, plus tard, on s'oublie.

La folie est séduisante, elle vous tend la main, vous offre la possibilité de vous fondre sur une lecture toute différente de l'univers et de vous-même, elle vous entraîne en des animations électriques, vous offre l'alternative, parfois providentielle et protectrice, de vous fondre en oubli. Elle s'impose irrésistiblement, à votre insu, sans vous demander la permission. Et vous fait disparaître. Elle s'approprie votre contenu, celui que vous connaissez et même votre immensité inexplorée. Elle vous rend porteuse de secret et de double vue, de double vie aussi. Mais seul. Incontestablement seul.

Sur le terrain de l'esprit, voilà une orgueilleuse et redoutable adversaire. Et rien de plus ardu que de s'arracher à son étreinte souveraine.

Je crois sincèrement m'être approchée de tels états durant les cinq mois qui ont suivi la disparition de mon époux.

L'EXCUSE DE L'AMEWhere stories live. Discover now