Chant 26 - Ce soir est ce soir, j'ai besoin d'y voir

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Une fois n'est pas coutume, elle avait pris la fuite. Incapable de prendre une décision, elle avait tenté de d'éviter le jeune cafre. Trois semaines sans le voir ce n'était pas la mer à boire. Entre les cours, les révisions, les copines et sa résolution de prendre un petit boulot, elle trouverait bien un moyen de s'empêcher de l'appeler. Pour le petit boulot, la moitié du chemin était déjà fait. Sa commune était toujours à la recherche d'animateurs pour les centres de loisirs de la ville. Elle avait effectué le premier stage lui permettant d'obtenir le précieux sésame nécessaire pour y travailler. Intégrer les centres de loisirs validerait la deuxième partie de sa formation. Une opportunité de faire d'une pierre trois coups en attendant les vacances : franchir une étape de sa formation, une rentrée d'argent  bienvenue pour acheter quelques cadeaux de Noël et se changer les idées. Elle était intimement convaincue que la compagnie des enfants serait un excellent dérivatif à ses idées noires, elle ne s'était pas trompée. Elle obtint sans peine quelques heures de travail qu'elle casa aisément pendant son temps libre. Les journées étaient longues mais elle ne s'était jamais sentie autant dans son élément qu'auprès d'eux. Les mauvaises langues auraient pu dire que c'était parce qu'elle avait le même âge mental mais elle s'en fichait, peut-être même qu'il y avait un fond de vérité, et alors?

Le plus dur c'était le soir quand elle n'avait plus rien d'autre à faire que se coucher et contempler le plafond de sa chambre en écoutant la radio. Les mêmes titres tournaient en boucle jusqu'à l'overdose, entre les témoignages d'auditeurs plus embarrassants les uns que les autres et les conseils plus ou moins avisés des animateurs radio. Ses petites balades nocturnes lui manquait. Zombie, zombie, zombie... Hey, hey, hey What's in your head*... Oui, le soir elle n'était plus qu'un zombie, la main sur le téléphone elle luttait contre l'envie de composer son numéro pour lui proposer une sortie. Même la petite Toyota lui manquait plus que de raison. Alors un soir, n'y tenant plus elle décrocha le téléphone.

— Salut!
— Euh, salut!
— Tu as quelque chose de prévu ce soir?
— Un soir de semaine? Non, pas là! T'as vu l'heure?
— T'as cours demain?
— Ouais comme tous les jours, allez accouche, qu'est-ce que tu veux ?
— J'arrive pas à dormir, j'ai besoin de parler, mais pas à une fille... j'ai besoin que tu m'éclaires...
— Ok, vas-y ! Raconte... C'est l'autre là, le malbarré, qui te fait chier ?
— Ouais, c'est pas un malbar(1), le corrigea-t-elle en riant sous cape, mais ouais, si on veut...

Si quelqu'un lui avait dit, au collège, qu'un jour, ce grand échalas insupportable lui prêterait une oreille attentive, elle lui aurait rit au nez. C'est pourtant ce qui arriva. Ils discutèrent une bonne partie de la nuit, faisant fi du nombre d'heures de sommeil qui s'amenuisaient et des cours du lendemain qui allaient certainement être très difficiles à suivre. Il connaissait déjà une bonne partie de l'histoire mais la suite ne l'étonnait même pas.
— Tous les mecs sont comme ça ? lui demanda-t-elle au bout d'un moment, devant son manque de surprise.
— Non, pas moi. Moi, jamais deux en même temps, trop de boulot!
— Pff, t'es trop con!
— Allez, sérieusement, laisse-le tomber ça vaut pas le coup.
— Ouais, t'as raison...
— Bien sûr que j'ai raison, j'ai toujours raison et arrête de te pendre la tête. Bon, jeune fille, continua-t-il, c'est pas que je m'ennuie mais c'est l'heure d'aller se coucher!
— Ok, bonne nuit mon grand.
— C'est ça, bonne nuit!

Il n'y était pas allé par quatre chemins, et c'est exactement ce qu'elle avait été chercher chez lui : un avis franc et sans détour, brut de pomme. Ses copines avaient souvent tendance à vouloir la caresser dans le sens du poil, la rassurer. Ce n'était pas méchant mais ce n'était pas ce dont elle avait besoin. Elle allait suivre son conseil, il fallait qu'elle se sorte de ce bourbier. Comment allait-elle survivre à une soirée entière à proximité du malbaré – comme l'avait appelé son nouveau complice – elle décida que ce surnom lui allait comme un gant. Elle espérait vivement qu'il ne participerait pas à ce réveillon en famille.
L'espoir fait vivre.

(1) Les Malbars forment un groupe ethnique d'origine indienne sur l'Île de La Réunion et l'Ile Maurice

* "Qu'y a-t-il dans ta tête, dans ta tête ?"

Jolie Petite HistoireWhere stories live. Discover now