Prologue 1 - Armand

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14 octobre, 3068 mots



Sans hésitation, je dirais (sans trop me mouiller) que Daln est mon monde préféré. La paix et la tranquillité de ses deux continents sont légendaires. C'est une planète accueillante et sympathique. Il suffit d'y connaître trois langues pour pouvoir parler à presque toute la population. Le climat est très doux. Enfin, on y trouve une bière de qualité à des prix défiant toute concurrence.

Adrian von Zögarn


Orkanie du Nord, 5 mars 2010


Dès qu'Armand fermait les yeux, il revenait immanquablement au même endroit.

Sa vie s'était bloquée comme un engrenage grippé à cet instant, saturé de sensations, dont le poids écrasait sa mémoire. Il avait eu l'impression que son regard traversait la pluie et le brouillard, que son audition percevait les plus infimes vibrations de l'air, qu'il distinguait à leur sifflement la position de chaque balle ; que son odorat, par-delà la poudre et la terre retournée, captait les phéromones de peur émises par les autres humains en fuite.

Alourdi par le sac sur ses épaules, il glissait sur un caillou qui émergeait à peine de la boue. Il culbutait, se rattrapait, se cramponnait à son fusil comme ce conducteur qui, dans sa voiture en perdition, étreint ce volant qui ne va pourtant pas le sauver. Alors il voyait que c'était un bras, que ce bras appartenait à un corps, avalé par la terre, recouvert par la boue projetée par la tempête d'obus qui s'abattait sur leur position. Il prenait alors conscience de marcher sur des morts ; qu'ils donnaient peut-être sa consistance au sol, comme les grosses pierres que l'on étale pour faire le lit d'une route.

Ce n'est qu'un cauchemar, se disait-il dans la première seconde après son réveil, pour calmer les palpitations de son cœur. Mais il l'avait vécu. Le cauchemar était réel. Il avait marché sur les membres de la deuxième colonne en fuite pour sauver sa misérable peau.

Au bout d'une cinquantaine de lieues et d'une heure de sommeil, Armand se sentit à bout de forces. L'impératif de survie inscrit dans chacune de ses cellules lui faisait encore mettre un pied devant l'autre, mais ce corps abandonné à lui-même, une bête sauvage, atteignait ses limites. Le moindre faux mouvement, la moindre branche traître pouvait lui déchirer un ligament. Et s'il tombait maintenant, à cent lieues de toute vie humaine, il mourrait de déshydratation.

Seul l'instinct animal pouvait tirer quelque chose de ce corps meurtri, l'éloigner de cette immense défaite qui avait englouti la Deuxième Armée en une nuit. L'homme depuis longtemps dépassé gisait quelque part dans les tréfonds de son inconscient. Eût-il rencontré sur son chemin l'armée ennemie toute entière, ne pouvant pas reculer, il l'aurait chargée en hurlant comme un demeuré. Armand découvrait la rage, la certitude insensée de vaincre tout obstacle qui se présenterait à lui, le seul moyen de franchir tous ces obstacles.

Même en plein jour, la pluie ayant cessé, la hêtraie devenait un théâtre d'hallucinations. Il laissait passer la plupart des silhouettes silencieuses, comme des gens pressés que l'on croise dans une rue, qui vaquent dans le sens opposé à d'importantes occupations. D'autres se présentaient à lui sous un air suspect, menaçant presque ; croyait-il apercevoir enfin leur visage, qu'il les voyait disparaître dans un rai de lumière.

Il craignait plus que tout reconnaître un des soldats de la deuxième colonne, qui lui dirait durement : tu m'as abandonné...

Armand perdait le contrôle sur ses pensées et ses mouvements. Il ne savait pas où il était ni pourquoi il marchait, hormis la nécessité de trouver de l'eau, de la nourriture, un abri.

La Chute d'EdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant