La Vengeance de Ranks - partie 4

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— Ce n'est qu'un tissu de mensonges et de perfidie ! s'indigna Shura en serrant le manche de son épée. Tu mens à ton peuple pour éviter de devoir rendre des comptes !

— Ainsi soit-il. Je mens à mon peuple. Mais le menteur n'oublie pas la réalité. Je n'oublie jamais. L'aspirant Paladin qui a libéré Alacanth sur Elfinéa avait un nom. Un nom qui hante mes jours et vole mes nuits depuis toutes ces années. Un nom qui sonne à mes oreilles comme le tocsin annonce le malheur. Mateus Backlash. L'aspirant parjure. Quand je le retrouverai - car oui, je le retrouverai un jour -, je ferai de sa vie un abîme de désolation. Il paiera pour tous les crimes qu'il a commis. Je vengerai les aédelfiens comme je vengerai tant d'autres de ses victimes.

— Mensonges ! explosa Shura avec un renouveau de fureur. Même dans pareilles circonstances, tu continues à mentir comme un félon ! Tu ne cherches qu'à te disculper à tes propres yeux, en te persuadant que tes fables sont devenues des vérités ! Cet aspirant ne figure dans aucun texte !

Sur ces mots, le Paladin doré rugit puis frappa de taille en tenant son épée à deux mains. À coups redoublés, à coups frénétiques, au hasard, à droite, à gauche, comme un dément. L'épée frappa encore avec fracas ; et soudain, sous la puissance d'un coup d'estoc à fendre un rocher, la glace de Solafein s'étoila dans un bruit de verre brisé. Mille craquelures se propagèrent à la surface de son armure gelée. Lorsqu'il s'en rendit compte, il eut un sursaut de surprise. Et il se retourna enfin vers son Paladin. Leurs regards se croisèrent un instant, se mêlèrent une fraction de seconde. Shura était hideux, cramoisi de colère ; un rictus de haine déformait ses traits déjà disgracieux et ses yeux injectés de sang brillaient d'un éclat inquiétant.

— Il ne figure dans aucun texte car je l'ai effacé de l'Histoire, sombre ignorant !

Une explosion de glace secoua soudain la grotte. Tout se couvrit de givre alors que l'aédelfien se retrouvait projeté en arrière par l'onde de choc. Il heurta les vestiges d'un mur, manqua de glisser jusqu'au sol, mais un craquement écœurant de fer et d'os en train de se briser l'en empêcha. Deux énormes pics de glace venaient de transpercer son plastron. Déchirer ses chairs. Briser ses omoplates. Ressortir dans son dos. Et s'enfoncer dans le mur sur lequel il était désormais cloué. La surprise et l'effroi se peignirent sur sa figure. Et de son armure enfoncée le sang se mit à ruisseler à grands flots. Mais il n'hurla pas. La douleur physique n'était rien en comparaison de l'intolérable sensation de rage et de désespoir qui se cristallisait dans son âme. Seules les larmes qui coulaient sur son visage meurtri trahirent la souffrance qu'il ressentait. La souffrance de savoir qu'il allait mourir ici, sans pouvoir répandre la vérité à travers la péninsule. La souffrance de savoir que même après la Chute, Solafein continuerait peut-être de déformer l'Histoire à sa convenance, malgré la vengeance aédelfienne. Alors, il pleurait. Il pleurait pour la première fois depuis ce jour-là, sans résistance inutile, sans cris ni hoquets, à grosses larmes silencieuses qu'il ne pourrait jamais essuyer.

Il essaya de se dégager. Plus par réflexe que par volonté. En vain. Le talent de Solafein pour la magie éternelle n'avait pas d'égal sur la péninsule. Il savait très bien qu'il ne pourrait jamais se libérer. Sauf si son maître lui-même le décidait.

— Ça, c'est pour avoir osé penser que j'étais responsable du massacre des aédelfiens, souffla-t-il en s'approchant de lui. Parce que tu l'as pensé. Tu l'as pensé si fort que tout Aredhel l'a sûrement entendu. Et ce n'est pas acceptable.

Il le toisa d'un regard supérieur. Un regard qui dominait et jugeait sans pitié. Shura voulut le soutenir et fouiller au plus profond de son être pour y chercher quelques remords, mais il se heurta à l'opaque et à l'impénétrable. L'émotion de Solafein s'en était allée pour céder la place à l'expression que tous lui connaissaient dans pareilles circonstances, une arrogance froide et hautaine.

— Regarde-toi, Shura. Mesures-tu l'ironie de la situation ? Le seul qui pourrait te sauver désormais en faisant fondre ma glace est celui qui maîtrise le Feu Éternel des légendes, l'Arenghär. Et connais-tu le nom du seul homme maîtrisant l'Arenghär en ce bas-monde ? Non ? Bien sûr que tu ne le connais pas. Car je l'ai effacé de l'Histoire pour votre salut. Ce même homme qui a décidé de tous vous anéantir. Mateus Backlash

Il secoua la tête, comme s'il était sincèrement désolé de la tournure des événements, alors que déjà Shura manquait de perdre connaissance dans un bain d'or sanglant. Bientôt Solafein se détourna avec un geste accablé et s'éloigna, plus ébranlé que son Paladin n'aurait jamais pu l'imaginer. 

— Pourquoi ?

Il s'interrompit dans son élan. Le visage livide, la voix éteinte et sépulcrale, Shura avait trouvé la force de relever la tête vers lui. Une dernière fois. 

— Dis-moi pourquoi. Aviez-vous seulement une raison de nous massacrer ?

Solafein eut un moment d'hésitation. Les secondes s'étirèrent dans un profond silence. Il faillit se retourner vers son Paladin, mais il s'arrêta dans son geste. Sa main gantée serra la poignée de son arme. Pendant un bref instant, sa triple lame torsadée brilla d'un éclat turquoise. Un éclat que tous prenaient pour des scintillements de glace. 

Mais la réalité était autrement plus macabre. 

— Nous avions besoin de vos pierres. Nous avions besoin de cette pierre des dieux que vous-seuls possédiez. Pour que le vieux Argën puisse nous forger l'espoir contre les menaces du sud. Parce que votre pierre des dieux est le seul rempart contre les ténèbres qui rôdent aux portes de la péninsule. Ce n'est pas ce que je voulais, Shura. Crois-moi. Je ne l'ai jamais voulu. Mais votre mort permettra peut-être à l'humanité de survivre demain. 

Il regarda son épée d'un œil sombre. Nul ne savait combien d'aédelfiens étaient morts pour qu'elle puisse être forgée. Derrière lui, Shura ne répondit que par un hurlement de haine déchirant, qui résonna à travers toutes les profondeurs des prisons. Un hurlement qui aurait pu couvrir le bruit de mille détonations. 

Un hurlement de rage, de douleur, de désespoir. Formidable d'impuissance. 

Solafein l'ignora sans pitié, sortit de la grotte et se dirigea vers les hauteurs des prisons d'un pas assuré - sans même remarquer que Nellea avait profité de l'agitation pour disparaître -. Comme il s'éloignait, il ajouta de sa voix la plus prophétique :

— Je suis désolé du tragique de votre destin. Mais rien ne pourra excuser tes actions. Alors, débats-toi. Pleure. Hurle. Supplie ta déesse. Et quand tu auras finalement abandonné toute espérance, crains-moi. Crains-moi, Shura. Car on ne me trahit pas deux fois. Lorsque nous aurons repoussé la bête, l'heure de ton jugement viendra. 

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant