Le fils de l'étranger - partie 2

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Les arbres, les fleurs et les plantes nivéales de toutes sortes foisonnaient dans ce petit bourg, si bien qu'on eût dit un véritable coin de paradis gelé, même si le crépuscule étreignait la nature et l'empêchait de révéler toute sa beauté. À l'est, par-delà les fragiles remparts de bois bordant les maisonnettes, la haute chaîne de cryovolcans de Fracture s'élevait, couronnée d'inquiétants nuages grisâtres. L'océan de Grenat s'étendait au nord du village et s'agitait dans une frénésie d'écume bouillonnante. Les vagues s'entrechoquaient violemment et venaient s'écraser avec force sur la petite plage précédant les premières chaumières enneigées de Selm. Une forte houle dansait au loin. Naviguer dans ces conditions semblait insensé, néanmoins quelques bateaux de pêche de fortune fendaient les flots déchaînés. Pixx aimait les regarder disparaître puis réapparaître au rythme des vagues qui les balançaient en tout sens. Il vouait une certaine admiration à ces hommes et femmes qui n'hésitaient pas à quitter le village pour se rendre sur un terrain ennemi, dangereux, capricieux, dans le seul but de ramener des provisions pour nourrir les leurs. 

Finalement, il fit quelques pas de plus et jeta sa cognée au hasard, si bien qu'elle disparût sous la poudreuse. Il franchit ensuite la porte de la chaumine derrière laquelle il travaillait quelques minutes auparavant : une masure délabrée dont le toit, recouvert d'une épaisse couche de neige, semblait tenir par miracle. Un piteux volet pendait sur ses gonds et remuait sous les rafales de vent qui essayaient de l'achever, depuis une éternité semblait-il.

A peine eut-il refermé la grosse porte de bois derrière lui qu'une voix éraillée émanant du fond de la pièce bredouilla :

— C'est à ton tour de jouer.

Il esquissa un demi-sourire et, sans même prendre le temps d'ôter sa grosse veste croisée marron, se dirigea vers l'angle immédiatement à sa gauche. Ses bottes de cuir semaient derrière elles des petits flocons d'argent. Ils fondaient aussitôt sous l'effet de l'intense chaleur qui régnait dans la bâtisse. Une petite table rugueuse meublait le coin de la pièce. Un immense plateau de jeu représentant avec une étonnante fidélité la carte de la Péninsule la recouvrait, entouré de grosses bougies partiellement consumées. Divers pions colorés étaient disposés ça-et-là sur les cases du plateau. 

Pixx se saisit sans attendre de deux dés biscornus, prit une forte inspiration comme si sa concentration allait influer sur le résultat, puis les lança d'un geste sec. Les dés roulèrent en cliquetant sur la table et formèrent un huit.

— Alors ?

— Cinq et trois, indiqua le jeune homme tout en scrutant avec attention le plateau de jeu.

Il s'attarda sur les pions placés autour de la capitale, Aredhel, et réfléchit aux opportunités qui s'offraient à lui. Fatum (1) était un jeu de stratégie militaire très apprécié sur les terres de l'ouest. Les Rebelles y jouaient parfois lors des trop longues soirées de Déchéance (2). À défaut d'infliger un quelconque revers au pouvoir en place, ils pouvaient ainsi prétendre obtenir des victoires, gagner des territoires et étendre leur influence sur la péninsule. De façon certes fictive mais réconfortante. De nombreux gamins aimaient les regarder jouer et apprenaient par la même occasion leurs premières notions de géographie. Ils découvraient la prétendue décadence de la royauté, entendaient des histoires sur la "Justice Noire" ardemment combattue par les rebelles. Des récits dont personne ne savait distinguer le vrai du faux, souvent racontés d'un point de vue biaisé, mais qui contribuaient à forger de bons petits rebelles prêts à défier l'autorité. Pixx, qui avait toujours préféré jouer plutôt qu'écouter les ragots des rebelles, tapota ses doigts sur le plateau.

— Je choisis... Je choisis trois soldats sur cinq cases. Mon détachement du sud d'Aredhel attaque le Bassin Brumeux et...

Il déplaça comme annoncé trois de ses pions de cinq cases, puis ses yeux se mirent à chercher quelque chose autour du plateau.

— ... et je suppose que comme d'habitude tu as les cartes avec toi, grand-mère. J'écoute.

De l'autre côté de la pièce, non loin d'une imposante cheminée, une main ridée, parsemée de veines saillantes et de tâches de vieillesse, piocha une carte. À côté d'elle, une étagère brinquebalante emplie de gros livres poussiéreux faisait office de seul véritable meuble de la pièce, en sus de la table. L'intérieur était modeste, mais plutôt douillet et bien tenu, le foyer dégageait une plaisante chaleur. La main tourna la carte en direction du jeune homme, coupant court au suspense :

— Deux Drëths.

Un sourire édenté ponctua ces mots, alors que de son côté, Pixx grimaçait. L'image sur la carte montrait deux créatures au corps à-peu-près humain, mais affublé d'une tête de taureau des plus difformes et monstrueuses. Elle était légendée : "Double Sentinelles Drëths. Les ombres du sud anéantiront vos pitoyables existences bercées d'espoir". 

Il réalisa un rapide calcul mental et prit pleinement conscience de son erreur : il avait perdu la partie. Il maugréa un instant, puis se saisit des trois pions qu'il venait de déplacer. Il les jeta d'un geste méprisant dans un coffret en fer forgé posé sur une escabelle.

— Voilà qu'Aredhel est cernée par les Drëths, maintenant. Ce jeu n'a aucun sens.

— Il n'a aucun sens quand le hasard ne joue pas en ta faveur. Comment t'étais-tu surnommé, déjà, lors de notre dernière partie ? "Pixx le conquérant", c'est ça ? C'est plutôt raté, cette fois !

Pixx continua de ronchonner quelques secondes, les railleries de sa grand-mère n'aidant pas à le calmer. Si Fatum avait une dimension stratégique non négligeable, le hasard pouvait parfois se montrer cruel et retourner subitement une partie ; ce qui avait le don de l'irriter, il préférait les jeux où la stratégie prévalait.

Alors qu'il prenait enfin le temps de retirer sa veste, sa grand-mère se retourna vers lui et intervint une fois de plus, le coupant dans son élan :

— Dusack est passé pendant que tu travaillais. Il voulait te voir.

— Pardon ? s'étonna Pixx. Dusack me cherchait ? Mais j'étais juste derrière la maison !

— Aräck aussi a à te parler. Ils t'attendent chez eux. Tu ferais mieux de ne pas traîner.

— De mieux en mieux ! Tu sais de quoi il s'agit ?

La grand-mère détourna les yeux. Elle regarda longuement le rondin de bois se faire dévorer par le feu dans l'âtre, les yeux empreints d'une tristesse qu'elle peinait à dissimuler. Les flammes dansantes du foyer éclairaient sa vieille robe jaune sale et un peu déchirée. Elle resta immobile, ses mains l'une sur l'autre. Sa voix rauque finit par briser le court silence qui venait de s'instaurer :

— Dusack n'est pas réputé pour être très loquace. Il n'a rien dit.

Pixx croisa les bras et prit le temps de réfléchir. Aräck voulait le voir. Le chef du village et leader des rebelles de la péninsule voulait le voir. Cela n'augurait rien de bon. Les rares fois où il avait eu affaire à Aräck, c'était pour se faire sermonner pour des bêtises de jeunesse, ou plus récemment pour entendre des harangues sur son inutilité au sein du village ; et sur le moyen d'y remédier. Pixx n'était pas un rebelle. Il n'avait jamais voulu l'être, malgré les tentatives désespérées de certains. La propagande n'avait pas fonctionné sur lui. Les rebelles ne le renvoyaient de toute façon qu'à la mort de ses parents, ce qui expliquait sans mal le désintérêt, voire le dégoût, qu'il leur portait.

Néanmoins, même s'il n'entretenait pas d'excellentes relations avec lui, ignorer une convocation d'Aräck n'était pas une option. 

— Je suppose que je vais y aller tout de suite, conclut-il dans un sourire agacé. 

*

(1). Fatum signifie destin / sort / fatalité, en latin. 

(2)"Déchéance" est un autre nom donné à l'hiver sur la péninsule.  

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant