Le Fléau de l'Épine - partie 1

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L'aédelfien écarquilla les yeux de surprise, mais ne put réagir. Déjà la riposte des survivants s'organisait. 

Sous les ordres de Zaak, une grêle de flèches enflammées s'éleva dans l'air, passa au-dessus du mur de ronces et s'abattit sur l'Épine en crépitant. Dans un réflexe protecteur, Zalma dessina une large carapace d'eau tourbillonnante autour d'Isélia pour dévier les projectiles qui fusaient vers elle. Les flèches tombèrent par dizaines, sans discontinuer, comme une pluie brûlante. Et tandis que le crépuscule résonnait de hurlements et de râles glaçants, des silhouettes s'écroulèrent dans l'obscurité et devinrent des sacs de chair agonisants. Plusieurs torches humaines tombèrent du haut de leur tour de garde, d'autres se roulèrent à terre de douleur, essayant vainement d'éteindre les flammes qui les dévoraient sans pitié. La plupart des rebelles n'étaient pas suffisamment équipés pour résister à un assaut si violent, si soutenu, si précis. Beaucoup n'avaient même pas de bouclier pour se protéger. 

Au même instant, les fantassins du roi redoublaient d'effort. À couvert derrière des mantelets en bois renforcés de barres de fer, ils s'approchaient dangereusement de l'entrée de la base rebelle. L'attaque démentielle qu'ils avaient subie n'avait pas brisé leur détermination. Ils avançaient sans relâche, avec un sang-froid terrifiant. Aucun homme ne se retournait. Aucun soldat n'hésitait. Pourtant, derrière eux, l'horrible charnier de corps calcinés continuait de détoner. Des morceaux de viande et d'os voletaient toujours au rythme des explosions tardives qui secouaient encore la plaine. Leurs camarades, leurs amis, leurs frères peut-être, venaient de mourir sous leurs yeux. Et pourtant, ils ne faiblissaient pas. La brèche traversant la muraille de ronces, qu'Isélia et son groupe avaient emprunté le matin même pour rejoindre l'Épine, s'ouvrait devant eux. Ils n'avaient qu'à s'y jeter pour atteindre les forces rebelles et mettre un terme à cette bataille. Ils étaient encore largement supérieurs en nombre et en armement. 

Alors que l'air exhalait des relents de feu, de chair brûlée et de fumée, la jeune archère cligna des yeux pour se concentrer. La tour de guet sur laquelle elle se trouvait avec Zalma avait pris feu à plusieurs reprises, mais les Éléments de son ami avaient eu tôt fait d'étouffer les flammes. Néanmoins, elle devait agir rapidement. Pour ne plus revivre ces moments. La Glacière. Puis La Gravelle. Elle devait conjurer la fatalité funeste qui l'étouffait depuis toujours. 

Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Sur la terre ferme, Aräck continuait à distribuer des ordres aux rescapés et criait à ses rebelles de se protéger avec le peu à leur disposition. Plus loin, son bras-droit et responsable de l'Épine, Thronar, attendait marteau en main, prêt à fracasser le crâne de quiconque oserait franchir le mur de ronces. Malgré sa carrure large et tout en muscles, il était souple sur ses appuis, presque félin. Un redoutable guerrier respecté par ses pairs, pour sûr capable de pourfendre sans mal un adversaire isolé. Mais que pouvait-il espérer contre une armée entière ? À ses côtés, une trentaine de rebelles en armure de fourrure, l'épée au clair, étaient comme à l'affût d'un ennemi invisible. Ils pivotaient sur eux-mêmes au rythme des hurlements et des crépitements d'étincelles. La peur dévorait leurs tripes. La peur de ne plus jamais revoir une femme ou un enfant. La peur de mourir, de souffrir ou d'assister aux souffrances d'un ami. Et même, pour les moins aguerris, la peur de faire souffrir si le combat devait en venir au corps à corps. 

Un projectile sournois frôla soudain le bouclier d'eau d'Isélia, si bien qu'elle écourta ses réflexions. Elle releva son arc, la flèche toujours encochée. De petits orbes laiteux se mirent à danser autour de la pointe effilée. 

— Merci. Je prends le relais. 

Ils échangèrent un regard entendu. Sans mot dire, l'aédelfien claqua des doigts ; la carapace qui entourait la jeune femme s'effaça sur le champ dans un doux bruit de vagues. Aussitôt, elle tira au jugé, avec l'agilité du geste répété des milliers de fois lors de l'entraînement. Une traînée de grains argentés se déploya dans la nuit. Sur la plaine, un cavalier s'écroula dans un fracas métallique. Elle encocha de nouveau puis visa la masse compacte qui grouillait devant elle. L'armure sombre de Zaak passa dans sa ligne de mire. Il traînait toujours Dusack derrière lui, à demi-conscient, enchaîné comme un forçat mis aux fers. Une hésitation la figea. Un souvenir la frappa. Elle ferma les paupières une seconde, les rouvrit lentement, puis infléchit la trajectoire au dernier moment. La flèche siffla dans l'air. Lorsqu'elle traversa le thorax d'un destrier mal protégé, il trébucha et tomba en avant, projetant son cavalier à terre. 

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant