Chapitre six : la neige est poésie

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« Un homme devient ange ou monstre en vous touchant », V. Hugo


Avant l'amour vint la vanité.

Anastasia cherchait à savoir jusqu'où elle pouvait pousser Lucien, son Tantale. Elle avait commencé par refuser de dormir dans la grange, elle logeait dorénavant dans sa chambre, avec lui. Puis, ce fut au tour d'Erostrate : elle noircissait des cahiers de tours à jouer, d'illusions et d'acrobaties qui illustraient les histoires contées aux enfants du village.

Il ne lui refusait rien.

Alors, elle continuait de pousser.

Elle voulait de lui quelque chose qu'elle ne savait lui demander, quelque chose dont elle ignorait le nom. Alors, elle demandait tout le reste en espérant, un de ces jours, tomber juste. Peut-être Lucien aurait-il mieux compris qu'elle tramait quelque chose si elle s'était montrée pressée mais Anastasia faisait les choses lentement, l'air de rien, toujours avec désinvolture. C'était un fin stratège, elle savait tâter le terrain, anticiper les réponses de Lucien, l'amadouer en conséquence.

L'amour vint comme souvent il le fait, en lisant.

Il n'y avait qu'une chose qui faisait taire Pandore : les histoires de Lucien. Pas celles d'Erostrate, ni celles de Tantale mais les souvenirs d'enfance de Lucien d'Ecoute-s'il-pleut qui fleuraient bon le parfum de sa mère et parvenaient à ralentir le rythme de la neige. Il admit un soir qu'il aurait aimé pouvoir lui raconter des histoires nouvelles, qu'il y avait sans doute de plus beaux mots que les siens mais qu'il ne les connaissait pas et cela l'attristait.

Pandore n'était pas certaine que quiconque ait été meilleur conteur mais elle garda ses pensées pour elle. Il l'avait abreuvée de mythes gréco-romains, lui avait appris que Pandore était celle à qui les dieux avaient donné tous les dons ou bien celle dont les dieux avaient fait don aux hommes. Les traductions variaient. Elle en fut si émue qu'elle marcha droit dans la bibliothèque et vola autant de livres qu'elle pouvait porter. Ils commencèrent par les exploits d'Athos, ceux de Portos et d'Aramis. Ils se lancèrent ensuite dans la vengeance d'un comte emprisonné, puis l'amour malheureux d'un beau-parleur au grand nez. Ils lisaient par-dessus tout le drame d'un sonneur de cloche monstrueux et d'une gitane aux yeux verts.

Il serait tentant d'écrire qu'en seulement quelques semaines Lucien savait lire.

Mais c'eut été écrire un mensonge.

Lucien ne lisait pas. Pas vraiment.

Lucien écrivait.

En fait, chaque fois que Lucien finissait de déchiffrer un ouvrage, il le refermait, essuyait la sueur ayant perlé sur son front, se tenaient le mains pour en arrêter les tremblements et se levait. Puis, il arpentait la pièce en racontant l'histoire. Il en rayait les passages qu'il jugeait trop longs, en réécrivait d'autres qu'il aurait voulu voir développés davantage, il projetait sa voix aux quatre coins de la grange en adoptant des accents qu'il n'avait pourtant jamais entendu. Il était le critique littéraire le plus dur qu'Anastasia ai jamais entendu et le lecteur le plus émerveillé qu'elle ait jamais vu.

Jusqu'à sa mort, Anastasia Ciredétay ne connaissait de la littérature classique que ce que son bonhomme de neige lui avait raconté et si vous lui aviez demandé de citer les auteurs présents dans la bibliothèque du manoir de Sneg, elle vous aurez répondu que tous les ouvrages étaient de Lucien d'Ecoute-s'il-pleut. Toute la littérature était venue se loger en lui et pour la première fois de sa vie, Lucien ne se trouva pas 'trop' : il fallait bien cela pour contenir toute l'histoire littéraire.

Si Anastasia aimait qu'il lui raconte des histoires, Lucien aimait qu'elle les mette en scène.

Ils s'imaginaient ailleurs.

La neige est insomniaqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant