Chapitre quatre : La neige brûle

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« The phoenix burns as cold as frost », G. Hill

            Elle ne dormait plus. Des semaines qu'elle avait échoué sur cette île et elle ne fermait plus les yeux. Ce n'était pas par peur de ce qui rodait dehors, la nuit, car quelque chose rodait surement. Elle entendait des pas lourds s'enfoncer dans la neige fraîchement tombée et des rires bas et graves racler contre des gorges sèches. Pandore savait d'où venait cet accent coupant des Snègiens, leur sang avait gelé dans leurs veines et leurs voix brisaient leurs corps à chaque parole. D'ailleurs, ils avaient toujours l'air fatigués quand ils parlaient. Comme si l'effort de faire passer un quelconque son par cette bouche déformée par le froid leur ridait plus que le coin des lèvres.

            Non. Elle n'avait pas peur. Elle n'était pas non plus tourmentée par des cauchemars de navires coulant au fond de l'océan. Elle n'y pensait plus, bien que cela impliquât qu'elle y eut pensé à un moment donné, ce dont elle n'était pas certaine. C'était la neige qui l'empêchait de dormir. Dès qu'elle fermait les yeux, elle l'entendait, valsant dans le vent, le bruit de ces pas,

Droite, gauche, avant, arrière...

Encore et encore. Tombant du ciel sans jamais s'arrêter, pas un moment de répit en vue. C'était épuisant, et elle ne pouvait rien y faire. Elle écoutait la radio en marchant le long des poutres qui soutenaient le toit de la grange. Surtout, elle attendait que Tantale vienne lui annoncer qu'il y avait un autre spectacle, qu'il lui tende le voile avec lequel elle masquait son visage et qu'ils partent tous deux enchanter la galerie. Elle comprenait pourquoi la neige aimait la tenir éveillée alors. Quand elle se tenait au bord du carrousel dans les bois de lune et que les enfants en pyjama et bonnets de nuit déboulaient, les yeux encore remplis de sommeil. Le pouvoir de priver autrui d'une nécessité première, de captiver la foule tiraillée entre le besoin de dormir et de se tenir physiquement les yeux ouverts pour ne rien manquer du spectacle, c'était divin. Dans tous les sens du terme.

Quand Tantale, alors Erostrate, montait sur scène, elle était à nouveau chez elle. Pas chez les Ciredétay, le couple richissime aux cœurs mécaniques mais chez elle, les gitans et les menteurs, les illusionnistes et les voleurs, les anges et les démons, le cirque.

L'histoire de cette orpheline sans nom, sans âge et sans patrie, apparue un beau soir sous le chapiteau, sale et muette, est celle d'une autre Anastasia. Cela ne parait que logique pour la jeune femme aux multiples noms. Ne sommes-nous jamais qu'une seule personne ?

On l'avait trouvée sur le dos d'une jument blanche. Elle sentait la lavande. Personne n'était venu la chercher et elle était restée parmi les artistes, une bouche de plus à nourrir, certes, mais déjà si jolie. Le patron avait voulu s'en débarrasser mais il suffisait de la lâcher dans les rues pavées, les poches remplies de tickets, armée de son sourire de gamine, pour remplir les gradins. Alors, on l'avait gardée. Elle était née pour la scène, d'abord le trapèze puis les figures acrobatiques à cheval. Elle était dure, déterminée, sévère dans ses numéros mais faisait preuve d'une maitrise parfaite et d'une exécution spectaculaire. Elle était au centre des affiches, son sourire de môme à présent celui d'une jeune fille aussi belle que la lune.

Elle se remit à parler. Pas grand-chose, quelques mots qu'il fallait lui tirer du bout des lèvres, mais elle parlait. Elle ne fit qu'une seule demande : qu'on ne lui donnât pas de nom, qu'elle demeure une série de périphrases. Elle voulait qu'on soit tous poètes pour la décrire, il fallait travailler pour parler d'elle. C'était difficile, on tentait, on décrivait ses yeux, sa bouche, son corps et elle riait, fière de son coup, grisée par la vanité : la beauté ne se décrit pas, elle se constate. Alors on s'impatientait, on vitupérait et l'on abandonnait. Surtout, le tour était joué, jamais on ne l'oubliait, l'indescriptible, l'indéfinissable. 

La neige est insomniaqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant