Chapitre deux : la neige est aveuglante

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« La parole humaine est un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours quand on voudrait attendrir les étoiles », Flaubert.

Leur histoire est un naufrage. Ils sont deux morceaux de bois vermoulus, rongés par le sel, échoués sur une plage. Ils se sont aimés malgré eux, brisures d'un même navire, survivants d'un monde déchaîné. Ils ont appris à se connaître alors que la mer s'écrasait sur eux, naufragés au bord de la noyade. Ils ont appris à se connaître sur le sable humide et pâteux, une fine neige masquant leurs incertitudes. Ils ont appris à se connaître nus et écorchés vifs, leurs plaies se refermant au rythme de la neige tombante.

Notre histoire commença par un naufrage. Le mien. Le sien. Je ne sais plus exactement. M'attendait-il ? L'ais-je vu, assis sur la plage ? Est-ce moi qui ai démarré le feu qui brule encore dans nos entrailles ? Celui qui dévore Sneg à l'heure où j'écris. Celui qui fit couler le bateau sur lequel j'étais et qui me plongea au cœur de ce village unique. Est-ce moi ? Est-ce lui ? Je ne sais plus exactement. J'en sais très peu en fait. Je sais que je l'ai aimé, qu'il m'a aimé, que nous nous sommes aimés. Je sais aussi qu'il m'aima bien avant que je l'aime, lui. Je sais qu'il neige. Je sais surtout que nous ne serons jamais tranquils, échoués sur cette plage blanche. Je sais surtout que nous ne serons jamais tranquils.

Notre histoire est un naufrage. Nos corps se sont échoués sur nos âmes qui portent la trace des coquillages et des herbes folles. Le grain de notre peau glisse sur nos muscles tel celui du sable sur la terre nue. Nous sommes sans cesse pris par la mer, maîtresse velléitaire qui nous rejette aussitôt sur l'existence qui tournoie et tournoie autour de nous comme les flocons maltraités par le vent.

Je ne raconterai pas cette histoire comme si elle fut la nôtre. Ce serait un mensonge, car c'est la leur. C'est l'histoire de nos ombres, leur passage à Sneg, leurs sentiments, leurs réalisations, leur mort.

La voici.

Personne ne sut exactement ce qui était arrivé au bateau mais l'incompréhension n'arrêta pas l'incendie qui avait gagné le moteur. Il résidait à présent au fond de l'océan, les algues léchant ses parois blanches, les poissons de couleur vive nageant sans but précis entre les hublots brisés. Le capitaine du petit navire avait accepté de prendre avec lui la jeune femme drapée d'un châle noir qui dormait sur les quais le matin de son départ pour la Polynésie. Elle était très belle et la traversée était fort silencieuse, seul. Une femme à bord lui porta malheur et il gisait à présent au fond de l'océan, le poignet menotté à la barre, ses cheveux châtain flottant autour de lui à la manière d'un éventail.

Sa rencontre avec Lucien était un vague souvenir aux contours flous et tout ce dont se rappelait Anastasia, c'était le sable mouillé sous sa joue. Elle s'était réveillée, son châle disparu et ses vêtements raides en raison de l'eau salée, allongée sur une plage à l'aurore. Elle cracha un peu d'eau et tenta de se lever, mais ses membres, fragiles et délicats, ne pouvaient suivre et elle demeurait étendue là, les bras tremblotant, les jambes lourdes, telle une sirène se desséchant sur la rive, un poisson hors de l'eau. Ses cils collaient à ses joues quand elle ouvrait et fermait ses yeux et sa bouche pâteuse conservait un arrière-goût de sang et de bile.

Elle avait dû se mordre la langue.

Sa première pensée fut que le capitaine était incompétent. Mais elle était jeune et pourrie gâtée et la mort ne l'affectait pas car elle était lointaine, elle n'arrivait qu'aux autres. Sa seconde pensée la traversa quand quelque chose de froid s'abattu sur elle.

Une boule de neige.

La sensation la poussa à se retourner et elle retomba sur le dos, il y avait donc quelqu'un et cet imbécile ne venait pas l'aider. Elle eut un rictus condescendant et expira bruyamment. Erreur. Elle toussa hystériquement tandis que l'eau brulait ses narines. Elle entendit soudain des bruits de pas lourds se diriger vers elle. Ce n'était pas trop tôt. Une main se glissa sous sa tête, dans ses cheveux emmêlés, la basculant tout doucement sur le côté afin qu'elle respirât mieux. Elle se rendit compte qu'elle avait mal à la tête, que tout tournait. Elle se concentra sur lui, cet étranger qui tentait de l'aider. Ses cuisses, sur lesquels sa tête reposait maintenant, étaient épaisses, musclées, viriles. Ses mains, qu'il passait dans ses cheveux étaient rugueuses, énormes et rêches contre sa peau soyeuse.

La neige est insomniaqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant