Chapitre 15 : Élias (Partie 2)

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Les chaussures d'Élias s'enfonçaient dans la couche de poudreuse qui s'était accumulée sur le chemin menant à l'espace jeu installé sur la pelouse. La blancheur du sol faisait ressortir la lumière que la nuit profonde tentait d'engloutir. L'ambiance surréaliste de ce paysage pénétrait le jeune garçon jusqu'à la moelle. Il frissonna.

La balançoire semblait sortie d'un autre monde avec ce tapis immaculé à ses pieds. Grâce à son épaisseur de flocons sur lit d'herbes, il amortirait sans aucun doute une chute ; il paraissait si douillet, si cotonneux qu'Élias avait envie de s'y emmitoufler.

Le chant incessant et lancinant le berçait tandis que ses lèvres s'étiraient en un sourire béat. Une voix grondait pourtant derrière lui. Une voix forte. Agressive. Une voix qui ne cessait d'affirmer son autorité. Mais le jeune garçon se sentait happé, dépossédé de ses volontés, et cette sensation était tellement merveilleuse qu'il exulta de joie. Vint un instant où la mélopée dévoila un autre son, beaucoup plus primaire, celui des pleurs d'un enfant. D'un enfant jeune. Très jeune. Celui des pleurs d'un nourrisson... Alors le jeune rêveur, affolé, pressa le pas et se mit à courir vers la balançoire, cette relique ancestrale qu'avaient abandonnée derrière eux les anciens propriétaires qu'Élias n'avait jamais connu, pas plus que ses parents. Oui, une forme minuscule se mouvait en-dessous de l'assise fragile qui n'avait jamais goûté ses fesses. Probablement un nourrisson.

Le jeune rêveur n'eut le temps d'effectuer que quelques pas de course sur la pelouse du jardin en y laissant des empreintes profondes avant que ses pieds ne s'élevassent du sol. Ébahi de voler, l'enfant rit d'abord aux éclats avant de s'apercevoir qu'il était emmené loin de la mélodie merveilleuse et, surtout, contre sa volonté. Alors il hurla autant qu'il le put dans le rude froid de l'hiver qui le saisissait jusqu'à l'os. Il hurla jusqu'à ce que sa voix brûla sa gorge et s'érailla. Quelque chose l'arrachait à un univers qui lui promettait douceurs et merveilles, le privait d'un monde réconfortant rempli de rires et de joie. Quelqu'un l'écartelait. Ses os s'étiraient, ses muscles se déchiraient. Et le fossé entre le monde fantastique et son quotidien se creusait dramatiquement.

Dans les bras du monstre géant qui l'emportait, Élias se débattit de toutes ses forces jusqu'à s'épuiser, jusqu'à s'avouer vaincu devant la puissance des muscles de la créature féroce qui l'étreignait. Avec regret, il s'abandonna alors à son mystérieux geôlier sorti de nulle part.

Que va-t-il faire de moi ? Où m'emporte-t-il ?

Le jeune rêveur ne put retenir les torrents de larmes qui affluèrent et inondèrent rapidement ses yeux océan. Quand cette journée désastreuse allait-elle enfin se terminer ? L'univers s'était-il dressé contre lui ?

Lorsque ses pieds rencontrèrent de nouveau la terre ferme, Élias reconnut un endroit familier dans lequel il s'était trouvé maintes et maintes fois. Une nausée, qu'il parvint à contenir facilement, irrita son estomac. Les yeux écarquillés, il regardait frénétiquement autour de lui. À gauche. À droite. De nouveau à gauche. De nouveau à droite. Incrédule, il scruta les murs saumon et sans ornement qu'il détestait tant. Il reprenait doucement ses esprits. Ce n'était pas possible, le monstre n'avait pas pu le ramener chez lui... son home hard home à lui. Le seul. L'unique. Et le monstre géant n'était rien d'autre... que son père.

Les yeux remplis de larmes Élias se mit à courir vers la porte d'entrée en murmurant pour lui-même :

- Ce n'est pas possible, je n'ai pas pu rêver... Ce n'est pas possible.

Au moment même où la voix de son père tonna dans son dos, la Terre trembla encore une nouvelle fois, violemment, et déstabilisa Élias qui s'écrasa de tout son long dans le couloir qui menait à la porte d'entrée. Les mots de son paternel se mêlèrent au bruit des bris de verre et aux grondements sourds du séisme. Était-ce son père qui déclenchait tous ces tremblements de terre ? La synchronicité était tellement parfaite...

Ses pas résonnaient le long du carrelage, à travers le sol et à l'intérieur des murs. Comment son père pouvait-il posséder une telle puissance ? Apeuré, Élias se boucha les oreilles en secouant la tête dans tous les sens. Il hurlait de peur. Des cris stridents qui lui déchiraient les poumons...

- Non ! Non ! Ce n'est pas possible...

Un sanglot étouffa ses derniers mots. Son corps se raidit et se pétrifia au point qu'il ne parvenait plus à se décoller du sol. Terrorisé par ce qu'il vivait, l'enfant ne cernait plus la réalité. La seule chose qui lui aurait permis de recouvrer la raison aurait été de retourner près de la balançoire et d'y vérifier qu'il y avait bien vu un nourrisson qui pleurait. Alors il saurait qu'il ne perdait pas la tête. Le rêveur prit alors son courage à deux mains pour se redresser et se relever. D'abord à quatre pattes, puis sur ses genoux et enfin sur ses pieds. Debout, il amorça un geste vers la poignée de la porte, mais une grosse main velue se plaqua sur le bois dans un bruit mat et lui bloqua brutalement l'accès au monde extérieur.

Velue...

Depuis quand son père avait-il autant de poils ? Il cligna plusieurs fois des yeux pour effacer cette vision étrange. Rien ne changea. La main qui se crispait sur le bois ressemblait toujours à une patte animale, celle d'un loup-garou. L'enfant tourna fébrilement son visage vers l'homme qui se dressait derrière lui. Il guetta le moindre mouvement agressif, prêt à en découdre avec le monstre hautain et dédaigneux qui le scrutait, prêt à s'enfuir s'il le fallait, mais rien ne se déroula comme il s'y attendait. Quand ses yeux rencontrèrent ceux de son père, il découvrit les mêmes iris océan que les siens. Beaucoup plus froids. Beaucoup plus durs. Pourtant, l'homme ne bougea pas. Il demeurait stoïc et sondait son garçon.

- Pa-pa ?

Un ton timide, empli de prudence et de terreur. Un léger bégaiement qui agaça l'homme qui lui faisait front ; Élias pouvait le lire dans son regard, ses yeux avaient roulé vers l'arrière et laissèrent place à deux orbites blanche injectées de sang. Élias déglutit péniblement. Il sentait le tonnerre qui n'allait pas tarder à poindre. Et comme il l'avait pressenti, la colère de Zeus s'abattit sur la Terre, la voix du Père fendit leur maison comme les éclairs fendent le ciel d'une nuit d'été particulièrement chaude et lourde.

- Qu'est-ce qui t'a pris de jeter tes affaires comme ça par terre et de courir, maintenant, dans le jardin ? Tu te crois encore en maternelle ? Il va falloir grandir mon garçon et mettre tes conneries au placard. Je vais te mater pendant tes vacances, tu peux me croire !

Est-ce sa voix qui faisait trembler les murs de la maison ? L'homme menaçant s'avança vers son fils qui tenta de reculer, mais un obstacle imposant l'en empêcha : la porte. Il ne pouvait plus s'enfuir. Son père l'avait acculé. L'enfant déglutit une nouvelle fois en voyant sa mère accourir dans le couloir pour se mêler à la dispute. Cette vision électrisa Élias. Il ne voulait plus se soumettre à l'autorité. Il voulait montrer à ses parents qu'il n'était pas un gamin inconscient, pas plus qu'un fou. La folie ne pouvait pas être si douce, si merveilleuse. Il avait vu et entendu quelque chose et il en aurait le cœur net, quoiqu'il en coûtât.

Alors l'enfant osa. Il osa enfin se mesurer à ceux qui l'effrayaient depuis plus de dix ans. Il osa se dresser devant ses propres monstres du quotidien. Bien droit dans ses bottes, il bomba le torse. Il releva la tête pour défier ses parents du menton. Son regard se fit glacial ; simple reflet de celui qu'il recevait chaque jour, chaque soir, chaque nuit. Et pour une fois, oui pour la première fois de sa vie, il ne s'exprima pas en étant sur la défensive, mais sur un ton qui frappa comme le marteau de la justice.

- Décidément, tu ne comprends rien au monde. Vous ne comprenez rien au monde. Si j'ai agi comme ce que vous appelez un fou, c'est que j'ai entendu et vu un bébé frigorifié sous la balançoire et que je voulais l'aider. Vous ne comprenez vraiment rien au monde.

Élias ne cria pas, il usa de mots précis, secs et remplis du dédain avec lequel il avait été élevé. Il paraissait avoir grandi de quelques centimètres, peut-être même d'une bonne dizaine ; il paraissait avoir vieilli de quelques années, peut-être même d'une bonne dizaine, et ses parents, stupéfaits, impressionnés par l'assurance de leur rejeton, en restèrent pantois.

Lorsque le rêveur leur tourna le dos pour ouvrir la porte, la main de son géniteur reposait toujours au-dessus de la poignée. Les doigts hésitèrent un instant, puis glissèrent de la porte pour libérer la voie choisie par leur progéniture. Les deux adultes s'observèrent un court instant, figé dans leur position de dominants vaincus, puis, d'un commun accord,  suivirent discrètement leur fils dans le jardin en chuchotant. Ils le découvrirent à genoux dans la neige, au pied de la balançoire dont le vent malmenait l'assise.

L'Enfant-Double - Tome 1 - Des retrouvaillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant