Isaac - 62

4 0 0
                                    


18 h 30

Mes parents sont déjà aux fourneaux lorsqu'Olivier, Tessa et moi rentrons de cours. Peu habitués à une présence féminine à mes côtés, ils quittent la pièce dans un mouvement synchronisé.

— Tu nous présentes ? commence ma mère.

— Tessa, ma mère ; Maman, Tessa.

— Amanda ! corrige-t-elle en retirant ses gants de cuisine. Enchantée, Tessa.

Elle lui fait la bise tandis que mon invitée essaie maladroitement de suivre les présentations.

— Vous vous êtes rencontrés au lycée, je suppose ?

Elle suppose bien.

— Oui ! intervient Olivier. Comment ça va, Amanda ? Ça sent bien bon par ici !

— Vous restez dîner ? propose-t-elle.

Mal à l'aise, Tessa refuse poliment.

— J'insiste, cela nous permettra de mieux te connaître, n'est-ce pas Dennis ?!

— Absolument !

— Alors c'est tout vu ! Le poulet au curry, tu aimes ?

— Bien sûr, finit par articuler Tessa. Ce sera très bien !

— Eh bien, c'est parfait ! se réjouit ma mère. Dennis, au boulot !

Ils retournent dans la cuisine pendant qu'on se dirige vers ma chambre. Olivier s'étale comme à son habitude sur mon lit, tout en se décalant un minimum pour laisser une place à Tessa. Timidement, elle s'assoit au bord du matelas. Quant à moi, je m'installe sur mon bureau après avoir poussé quelques livres injustement laissés à l'abandon. Nos sourires sont plus naturels, l'esprit de Tessa nous adoptant chaque jour un peu plus.

— Alors ?

— Conseil de discipline pour Maxence, bientôt !

— Je parlais de toi, cette fois-ci. Comment ça va, toi ?

— Et toi, Isaac ?

— Je parlais de toi !

— Et moi de toi ! Ça suffit Tessa par ci, Tessa par là, tu ne m'as encore rien dit de toi. Pourquoi ce serait toujours à Olivier et à moi de parler, alors que toi, tu ne dis jamais rien ? Ce n'est pas comme ça que ça marche. Raconte-moi des choses.

Son expression m'étonne. Elle est sûre d'elle, souriante, presque confiante.

— Isaac Paul Lowell, au suivant ! plaisanté-je en pointant Olivier du doigt.

— Olivier Romain Ménard ! Tessa ?

— Tu plaisantes, j'espère ! Et le troisième prénom, alors ?

— Suivant !

Tessa bouge légèrement, une touche d'incompréhension se dessine sur les traits de son visage.

— Oui, parce que son troisième prénom, c'est Vladimir !

Il se met à rougir. Tessa se pince les lèvres pour ne pas exploser de rire.

Elle ne me lâche plus du regard. Pendant quelques secondes, j'ai l'impression qu'elle essaie de scanner la moindre particule de pensée de mon esprit, avant de se lever et d'atteindre mes étagères. D'une main délicate, elle sort un ouvrage, en inspecte la reliure, caresse le titre et se plonge avec attention dans le résumé, qu'elle suit méticuleusement de son index. Olivier la regarde sans oser l'interrompre. Mon cou se penche pour distinguer son titre... Bien sûr ! The Freedom Writers Diary.

— Qu'est-ce qu'il a de si particulier ? m'interroge-t-elle.

Je saute de mon bureau pour la rejoindre.

— Il parle de tous ces gens qui ont été persécutés à cause d'une guerre non déclarée qui n'était pas la leur, dans les années 90 en Californie. Il parle d'adolescents comme nous, paumés dans un monde d'adultes auquel ils ne comprennent rien et dans lequel ils essaient de trouver des réponses. C'est un livre porté par la voix d'Erin Gruwell, une prof qui a refusé de les laisser s'empêtrer dans un quotidien cauchemardesque alors que tous les autres étaient contre son action ou n'y voyaient aucun intérêt. Ces jeunes étaient comme toi : ils se battaient chacun de leur côté pour des histoires de couleur. Puis ils ont fini par se battre ensemble pour aller mieux, pour apprendre à se connaître et enfin, pour aider les autres. Ils ont créé une fondation qui aide des adolescents à travers le monde entier. Ils ont même voulu t'aider, toi, à travers cette lettre...

— Alors cette lettre... elle était vraie ?!

— Bien sûr qu'elle était vraie ! Je ne sais pas qui te l'a écrite par contre... mais c'est l'un des cent cinquante anciens étudiants. Ne pas baisser les bras, c'est lui faire honneur. Pendant des années, tous les matins, ils se sont demandé s'ils seraient encore en vie le soir, s'ils allaient courir assez vite pour échapper aux balles des différents gangs. Puis un jour, au lieu de pointer un flingue sur la poitrine de l'autre, ils se sont serré la main. C'est si facile quand on sait que c'est possible. Et toi, tu sais que c'est possible. Maintenant, c'est à toi de leur montrer que tout le chemin qu'ils ont parcouru n'était pas vain, et que leur histoire peut aider d'autres personnes. Tu es une de ces autres personnes, à toi d'être sauvée.

Elle ne répond pas et se contente de regarder ses mains dans lesquelles l'ouvrage s'est endormi.

— Garde-le, il t'éclairera.

A l'Encre des motsWhere stories live. Discover now