Tessa - 32

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07/12/2015

— Tessa, tu es prête ? Tu vas être en retard !

— J'arrive, Maman ! Je ne trouvais plus mes manuels...

— Alors dépêche-toi, le bus ne t'attendra pas !

— Tout de suite !

Je me glisse dans une veste, attrape mon sac et dévale les escaliers en manquant de tomber à plusieurs reprises dans la précipitation.

Lorsque j'arrive à son niveau, ma mère me lance un regard mauvais qui me fait quitter la maison plus vite encore. Je n'ai même pas le temps de la saluer qu'elle referme déjà la porte pour elle-même aller se préparer.

Je me retrouve seule au milieu de la rue. Un brouillard s'est installé autour des maisons et je peine à voir à plus de dix mètres. Je commence à marcher en direction de l'arrêt de bus. Mon téléphone vibre. Je m'arrête pour lire le SMS.

Un ami de mon père cherche une bonne à tout faire,

tu ne serais pas libre, par hasard ?

C'est encore un de ces messages. J'en reçois depuis quelques semaines... C'est presque à chaque fois la même chose, à quelques mots près. On me demande si je n'ai pas changé de couleur de peau, si je suis libre pour effectuer un ramonage, si la police ne m'a pas encore renvoyée dans « mon pays ». Je ne réponds jamais, à quoi bon ? Je n'arrive même pas à savoir de qui ça vient : c'est toujours un numéro inconnu.

J'ai pleuré lorsque j'ai reçu le premier. Puis c'est devenu (encore) une habitude, une part de mon quotidien au même titre que les insultes ou les confrontations avec Maxence.

Le premier message fait mal, pourtant ce n'est rien comparé aux suivants. On peut vivre avec une morsure peu profonde, elle disparaît en peu de temps, mais lorsque c'est répété, voulu, dérangé et malsain, tout prend de l'ampleur. Ça dégouline sur le plancher refait, tu as l'air d'une passoire, tu te demandes comment tu arrives à rester stoïque, à rester droite, alors que ton corps meurt. Une carapace se forme sur ton dos, s'étend, et tu ne vois plus rien, tu es recouverte de ta propre souffrance.

Ton corps s'épuise, et toi, tu laisses faire.

Lorsque j'arrive au lycée, j'enfile mon gilet pare-balles et traverse la cour pour rejoindre les couloirs encore vides. La pénombre ambiante me rassure un peu. Vu sous cet angle, cet endroit paraîtrait presque paisible.

Bien sûr, cela ne dure jamais. Il faut toujours s'attendre à l'arrivée des autres pour que tout prenne un véritable sens.

— Tu te souviens de moi ?

— ...

— Allô ?!

Je m'éloigne de lui, mais sa main m'empoigne le bras et m'empêche de faire un pas de plus.

— Une simple discussion, ça t'effraie ?

Je me retourne lentement. Sa voix ne m'est pas étrangère, pour autant, je suis incapable de la reconnaître.

— Je me présente. Moi, c'est Isaac. Je suis en terminale ES 3. Je suis né à Torrance, en Californie, et j'ai emménagé ici lorsque j'avais sept ans. Mon meilleur ami s'appelle Olivier et je suis un fumeur invétéré. Ah ! Et je déteste les cons. Je crois que c'est aussi ton cas, non ?

— Hum...

— Donc là, c'est le moment où tu t'enfuies encore ?

— J'essaie juste de rejoindre ma classe.

— Oui, oui... Dis plutôt que tu cherches une excuse pour ne pas me parler ! Ça te coûterait tant que ça de bien vouloir m'écouter rien qu'une minute ? Tu pourrais peut-être me dire comment tu t'appelles ?

— Madame La Suie.

— C'est moche...

— Ils disent tous que ça me ressemble bien. Tu permets ?!

Le pousser ne sert à rien, il revient à la charge.

— Non. Enfin, si, mais pas tout de suite. Juste un prénom, c'est possible ?

S'il avait été du papier toilette, cela ferait bien longtemps qu'il aurait exploré mon système digestif...

— Et ça changera quoi ?!

Il marque un temps d'arrêt.

— Peut-être beaucoup de choses. Peut-être rien, va savoir.

— ...

— Alors ?

— Tessa. Comme tu veux...

— Enchanté, Tessa. Est-ce que ça te dirait qu'on se parle après les cours ? J'aurais quelques petites choses à te raconter...

Comme pris sur le fait, mon esprit s'offusque et pousse mon corps à déguerpir. Il court, mon ventre est déchaîné, habité par quelque chose qui tourne et hurle à l'intérieur.

Je me retrouve devant la porte de la classe. Il n'y a encore personne, alors je me permets de m'asseoir quelque temps. Qu'est-ce qui m'a pris de lui répondre ? De lui donner mon nom ?

A l'Encre des motsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant