Chapitre 13 - LUIS (Partie 1)

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Ces rues se ressemblaient toutes. Il vaguait à travers ces voies de béton et d'acier depuis des décennies et pourtant elles évoquaient toujours pour lui un dédale sans sens de rues démesurément longues dont il n'avait toujours pas trouvé le fil d'Ariane. Il n'avait pas connu Lutèce, mais la ville médiévale avait eu tellement de charme, malgré sa puanteur et son insanité, que son cœur s'était brisé lors des démolitions excessives du XVIIe siècle.

Les créations architecturales du baron Haussmann avaient tout cloisonné. Elles avaient apporté une modernité certaine aux rues de Paris et l'avait assainie, mais elles l'étouffaient. En érigeant des bâtiments privés de plusieurs mètres de haut, l'homme avait isolé la ville de son horizon. Et s'il n'y avait eu que l'horizon... Bâtiments démolis. Maison en ruines. Familles détruites et expulsées de leur vie. Le baron Haussmann avait réussi à accroître le clivage entre les classes pauvres et riches en permettant aux bourgeois de se réapproprier le centre de Paris, devenu trop insalubre à leur goût. Luis ne voyait en ces immeubles qu'un mur, un rempart figé entre une élite méprisante et un peuple affamé et souffreteux. La ville avait fini par s'ériger en monstre avaleur du monde.

Alors qu'il avait apprécié son éveil, il exécrait son agonie. La ville s'épuisait sans s'en rendre compte. Comme un humain en fin de vie et malade, elle crachait ses derniers souffles plutôt qu'elle ne les expirait. Il se souvint de son âge d'or, lorsqu'elle fumait d'ingéniosité et de culture, lorsqu'elle vivait encore au rythme de la Terre.

L'évolution de Paris avait cependant eu quelques bons côtés : le jardin royal des plantes médicinal et ses multiples métamorphoses, l'implantation du Muséum National d'Histoire Naturelle, l'Exposition Universelle, l'authenticité de la place du Tertre et ses peintres, les Salons enivrants... La seule chose immuable avait été son odeur fétide. Les émanations qui s'échappaient des sous-sol avaient évolué, mais elles agressaient toujours son nez. Certains lieux avaient heureusement conservé une atmosphère paisible comme Le Jardin des Plantes, sa roseraie et son jardin alpin ; même la construction de la Ménagerie avait été pour Luis une étincelle de joie, malgré ses animaux claustrés. Luis huma l'air humide à la recherche d'une once du doux parfum d'une rose à peine éclose. Il ferma les yeux et pencha la tête en arrière. À la place de la délicate fragrance, une marée de pluie glacée inonda ses narines. Il éternua, toussa et et expectora l'eau engouffrée qui l'avait étouffé par surprise.

Il profita de cette halte pour essayer de se repérer. À travers le rideau de l'averse, il distinguait des immeubles haussmanniens des deux côtés de la rues. À sa droite, il devina une église et un parc. Il pouvait être n'importe où.

Luis était las. Chaque jour, il avait l'impression de découvrir la ville comme s'il venait d'y débarquer. Malgré ses nombreuses errances diurnes et nocturnes, il n'y avait toujours aucun repère, alors il se laissait porter par ses pieds, là où ils voulaient bien le mener.

Il tâta la poche intérieure de sa longue gabardine élimée. Il y sentit le relief d'un petit carnet qui le rassura. Il hésitait à lui faire rencontrer la pluie battante. Aussi usé que sa veste, il se disloquerait au contact des gouttes d'eau. Il ne lui serait donc d'aucune utilité pour le guider jusque chez lui. Luis continuerait de marcher.
Il aimait déambuler. Les pas lui occupaient l'esprit et lui faisaient oublier sa faim. Il croyait fermement que ses pieds le guidaient instinctivement vers sa destinée. Pourtant, depuis des années, il se retrouvait bien loin de chez lui et de son incroyable connexion avec la nature. À travers le bitume, le souffle de la Terre était à peine perceptible, il parvenait à peine à ressentir la souffrance qui croissait en elle depuis des lustres.

L'homme s'agenouilla dans l'eau et posa la paume de sa main sur le trottoir pour tenter de percevoir la voix de la Mère de tout, Dana. L'asphalte vibra contre sa peau. La secousse remonta le long de sa peau et atteignit l'intégralité de son corps. La Déesse-Mère, secouée par les tremblements d'une colère contenue trop longuement, expulsait sa rage au rythme de spasmes successifs dont l'intensité s'accroissait rapidement. Ce séisme n'était pas le premier de la journée, mais il était probablement le seul perçu par les humains, pour le moment.

Après un court moment d'hésitation, Luis se releva et bifurqua de sa route pour entrer dans le parc. Près des arbres, il serait plus facile pour lui d'entrer en contact avec la nature, même si celle-ci était factice, arrangée par l'Homme. Sous un chêne, il trouva un vieux banc qui accueillit sa lassitude de son bois humide. Alors que l'averse inondait ses vêtements, Luis ôta ses bottillons et posa ses pieds nus sur le sable. Il ferma les paupières pour se concentrer et écouter l'esprit de la Terre. Il se focalisa sur sa souffrance et sur la colère qu'elle diffusait à travers ses différentes couches. Luis percevaient nettement mieux les vibrations de la déesse lorsque sa peau la caressait directement. Leurs cœurs résonnèrent à l'unisson pendant un bref instant et la communication se rompit brusquement, au grand désespoir de Luis qui soupira.

La charge émotionnelle qu'il avait reçue l'immergea dans son passé et il fut rapidement submergé par ses anciens souvenirs et la mélancolie qui en découlait. Il ne comptait plus les solstices ni les équinoxes. Il s'était complètement dissocié de ses racines en mettant les pieds dans cette ville dévoreuse de vies. Depuis des années il voulait la fuir, mais quelque chose l'en empêchait. À chaque fois que ses pas le menaient en dehors de l'enceinte de la mégalopole, irrémédiablement, ils l'y ramenaient sans qu'il s'en aperçût. Il se sentait prisonnier dans une bulle de verre. Les panthères de la ménagerie du Jardin des Plantes devaient être les seules êtres à proximité à comprendre ses tourments.

Ces entraves invisibles ne pouvaient signifier qu'une seule chose : son destin se trouvait ici. Il devrait y accomplir une mission obscure avant d'être libéré et autorisé à franchir les barrières imperceptibles de sa geôle. Il en avait toujours été ainsi, mais cette fois Luis trouvait le temps long et la mélancolie le grignotait chaque jour un peu plus. La destinée à laquelle il avait été promis et à laquelle il croyait fermement, malgré sa transformation, tardait à s'esquisser. Que pouvait-il accomplir pour forcer le destin ? Que pouvait-il faire à part attendre que sa bulle étouffante éclatât pour qu'il pût s'envoler ailleurs, loin du froid béton ? Il passa la main sur sa nuque tendue. Ses doigts s'attardèrent sur de vieilles cicatrices, dans le creux de son cou. Souvenirs d'un passé tumultueux qui ne le concernait plus, ces marques douloureuses lui rappelaient d'où il venait, et ces réminiscences l'apaisaient.

L'Enfant-Double - Tome 1 - Des retrouvaillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant