PARTIE I : dissonance • 1.0 • comédie ; sous le rideau

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TW : anxiété 
CW : tabac, alcool, émétophobie, famille toxique, mort


—Elle est un peu malade, prévient Melodie quand on arrive près de mon père, puisqu'il me lance un regard interrogateur.

J'ai complètement la gueule de bois oui. La tête douloureuse et lourde, trop d'infos de partout, l'engourdissement dans tous mes membres et cette impression que je vais dégueuler. J'ai même pas tout évacué alors j'ai plus qu'à faire face à une journée d'horreur. En plus je repars avec Melodie. C'est les congés de Noël, les congés d'hiver, quand on part tous voir la famille. Je quitte l'Ohio pour le New Jersey. Grandview, bourgade de riches.  C'est à dire quand je vais me faire tuer. Je sais que je force un peu avec la mort aujourd'hui, pardonnez-moi, c'est que je me demande encore comment je tiens debout.

Melodie monte à l'avant pour me laisser me morfondre à l'arrière, et surtout faire la conversation à mon père. Il finit par ne plus me jeter de regard soucieux, il met de moins en moins de temps à chaque soirée. Papa il se rend bien compte que c'est devenu une habitude maintenant. De toute façon, il dira jamais rien tant que je ne commets pas de crime et la consommation d'alcool en étant mineur c'est un délit alors ça va.

Mon père aurait pu être tellement plus heureux vous savez. Peut-être que ç'aurait été mieux si on ne s'était pas retrouvé tous les deux, et que je ne ressemblais qu'à lui. Peut-être que, si j'avais été un garçon aussi. Si j'avais son nom de famille. Mais non – l'allure de mon père, les yeux un peu comme ceux de ma mère, et on a tenté de m'intégrer dans la lignée aisée de maman. Son héritage colombien a teint ma peau satinée et j'ai aussi un peu de son nez. Mais la mâchoire, les yeux, on me le rabâche, c'est maman, et je crois que ma vue c'est un peu, un crachat à la gueule de papa. Oui c'est ta faute, si elle est plus là. Oui, presque quinze ans depuis, et t'en es toujours à rien dans la vie.

Enfin. Dans le concret, on arrive à la maison et moi plutôt que de préparer le trajet – on part dans l'après-midi – je m'allonge et redors encore un peu, histoire de tuer le bois de ma gueule ou toute expression dont l'auteure devrait se passer. Quand j'émerge, ou plutôt quand on m'émerge de force de mon sommeil à peine réparateur, je grogne. Je veux pas y retourner. La lumière est virulente et Melodie est trop abrupte et il y a des choses à faire et ma famille à voir et toute leur déception. Il y a la valise à vérifier, la voiture et le stress arrivera-t-on à l'heure l'avion et puis le train cœur qui bat trop vite et enfin l'arrivée qui me donne juste envie de dormir encore. Je me force à me lever, ne réfléchis plus et m'exécute mécaniquement.

Plus tard, après un retard de train, quand Raphael m'ouvre la porte, pause. Raph. C'est le cousin sympa, c'est celui qui a camouflé nos bêtises d'enfants, nous a traîné dehors quand il aurait fallu éviter, a gueulé sur Melodie, sa sœur, qui est à la fac et s'épanouit, le cousin aux épaules carrées et à la veste de sportif de Columbia, qui réussira sa vie, qui est déjà si bien parti. Peau noire, light-skin dit-on, sourire éblouissant, les cheveux qui bouclent voire frisent, la fierté de la famille, de la maisonnée. Il faudra qu'il nous présente sa copine, paraît-il, il l'a rencontré après une soirée avec les quarterbacks, elle était trop jolie, et bien trop drôle. Raphael, pas grande gueule, pas trop sombre, les airs doux, il pourra être avocat, brade grand-mère à ses amies, grand-père l'observe, parfois, et son père s'empresse de le présenter à ses partenaires d'affaires.

On reprend, quand Raphael m'ouvre la porte, il sourit à ma vue, puis grimace. Ce n'est pas la grimace mince j'avais pas envie de te voir, plutôt celle « mince Luz tu vas avoir des problèmes ». Melodie ne relève pas, personne ne relève, vaut mieux pas ; des talons claquent sur le parquet luisant, ça ricoche contre les murs trop blancs ; je prépare mon plus joli sourire pour convaincre ma grand-mère de toute ma joie - inexistante - de la revoir et j'ai le cœur qui bat trop fort, c'est l'appréhension. Melodie finit par me passer devant, grand-mère arrive, les perles de son grand collier luisant sous les lustres. Chignon tiré, mais pas trop, ce n'est pas une bonne sœur, élégant, plutôt, les cheveux d'un brun impeccable, factice, surtout, ses yeux bleu glacé, les pattes d'oies autour créent des ridules dans son maquillage appliqué d'une main experte, mais sans doute pas encore habituée à son âge qui avance, peu à peu. Les lèvres pincées et rouges, la robe crayon – mamie, comme je dis, a tout l'attirail de la famille bourgeoise qui nous a vu grandir.

À nos démesuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant