7 - Les Épreuves

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Image par :  dlikt (DeviantArt)


Je suis allongée par terre, sur le dos. La première information qui me parvient est la température : où que je me trouve, il fait chaud. Très chaud.
Je me redresse pour m'asseoir, sentant quelque chose glisser de ma main. Lorsque je tourne la tête, je vois Pierre qui est allongé à coté de moi, une main tendue vers la mienne.
Je me remet aussitôt sur mes jambes, inspectant son visage et son corps comme ma mère m'a appris à le faire : face à une personne inconsciente suite à une chute ou un choc, il est préférable de ne pas la toucher, au cas où. Devant son visage endormi, je ne peux cependant pas m'en empêcher, je dégage ses cheveux à la recherche de sang ou de bleu. Je ne vois ni l'un ni l'autre.
A bien y réfléchir, je n'ai moi-même mal nul part, ce qui est un miracle après la chute qu'on vient de faire...
Je regarde au dessus de ma tête, découvrant avec surprise le ciel nocturne. Un épais rideau opaque le rend flou et mouvant, et je comprend qu'il s'agit de la chaleur qui déforme le paysage. Je m'intéresse enfin à mon environnement, découvrant avec surprise la roche noire et rouge caractéristique d'un volcan. Je suis tellement surprise que je ne pipe pas mot, mon esprit cherchant désespérément une autre réponse à la question : où suis-je tombée ?
Mais il est impossible de se tromper. Nous nous trouvons sur un rebord rocheux qui surplombe de plusieurs dizaines de mètres une mer rouge bouillonnante. Le gueule béante de la montagne est irrégulière, plus proche de l'ovale que du cercle parfait. Son diamètre n'en reste pas moins délirant : j'aperçois à peine l'autre rive en face de moi.
Je me relève et m'approche prudemment du bord, louchant avec malaise sur la lave en contre-bas. La moindre chute signera notre arrêt de mort. Un frisson glacial parcours mes bras malgré la chaleur écrasante du lieu. Je me rappelle avoir vu des émissions de télévision où les scientifiques et autres passionnés se tenaient là où je me tiens... Mais ils étaient recouvert d'une combinaison argentée intégrale pour ne pas brûler. Est-ce que je vais m'enflammer aussi, si je m'approche de trop ? Pourquoi est-ce que ce n'est pas déjà le cas ?
Ma tête se met à tourner, assaillie par milles et une questions, et autant de craintes.
Dans mon dos, j'entends soudain un mouvement. Je me retourne, un peu effrayée, remarquant que Pierre est en train de se redresser. Il inspecte les environs comme je viens de le faire, affichant la même mine de surprise. Quand il me remarque, je sais qu'il veut dire quelque chose mais sa stupéfaction bloque les mots dans sa gorge.
Je m'approche de lui, l'aidant à se relever.
-Ça va ? Je lui demande, un peu inquiète quand même.
-Oui... Enfin, si on peut dire. Où est-ce qu'on est tombés ?
Je vois des gouttes de sueur perler de ses tempes jusqu'à ses mâchoires, laissant un sillon salé dans son cou. En moins de deux minutes, son col est trempé, et je devine que le mien aussi.
-Aucune idée, je lui répond en m'épongeant le front. Un volcan, je dirais.
La chaleur est tellement intense que mon souffle est difficile, presque douloureux. Je me penche sur mes genoux, respirant avec lenteur, grimaçant à cause de la brûlure dans mes bronches qui me torpille la poitrine.
-Bon sang... je souffle. Quelle... chaleur...
-On ne tiendra pas longtemps comme ça, confirme Pierre. On devrait s'éloigner du centre.
D'un bras se voulant encourageant, il attrape mes épaules pour me relever et nous éloigner du bord. Le relief où nous nous tenons n'est malheureusement pas très large, quelques mètres tout au plus, mais surtout il est en cul-de-sac : nous butons très vite contre un mur poreux noir qui s'élève bien au dessus de nos têtes vers le ciel. Nous ne sommes pas sur un volcan... Mais bien dedans.
Je réprime un nouveau frisson d'horreur. Je ne me vois pas escalader une telle distance avec cette chaleur. Je n'aurais jamais ni la force ni le souffle pour y arriver. Je m'écraserais en contre bas, et si la chute ne me tue pas, ce sera la roche en fusion.
Pierre inspecte la paroi, partageant sûrement les mêmes doutes. Je l'entend murmurer :
-Bordel...
Alors que j'entreprends d'attacher mes cheveux en chignon pour dégager ma nuque ruisselante, je vois Pierre qui attrape le bas de son t-shirt pour le tordre. Des gouttes en ruissellent et tombe au sol. La tâche sombre met quelques secondes à s'évaporer avant de disparaître tout à fait. Nous regardons le phénomène avec effroi. Pierre se penche pour poser sa main au sol, et je le retiens.
-Tu vas te brûler, arrête !
-Nos chaussures auraient dû fondre à une température pareille, s'étonne-t-il.
Il soulève une de ses jambes pour inspecter sa semelle, et un instant j'admire son sang-froid. Il n'a pas l'air effrayé comme je le suis... Son visage est fermé dans une expression de concentration et de sérieux que je ne lui connaissais pas. Je relativise sur mon propre comportement, tâchant de me calmer comme lui : paniquer ne nous aidera pas.
-Elles sont intactes, m'apprend-il en reposant son pied au sol.
Je ne sais pas quoi lu répondre : la situation m'échappe totalement.
-Je vais essayer quelque chose, reprend-il.
Il décolle le t-shirt de son corps et le retire par la tête. Je détourne le regard, un peu gênée malgré moi. Pierre sourit en essorant le tissu :
-Ça fait un bien fou ! Maintenant, essayons...
Je le regarde jeter son t-shirt trempé au sol sans comprendre. Dès qu'il entre au contact de la roche noire, le tissu prend feu. J'ai un mouvement de recul, ne m'attendant pas à cette réaction. Nous attendons que le t-shirt finisse en cendres grises, Pierre affichant une mine de triomphe.
-Mais... Pourquoi est-ce qu'il prend feu ? Je lui demande, perdue.
-Je pense que c'est la température. On ne devrait pas pouvoir se tenir ici sans brûler, c'est impossible.
J'ai comme un déclic, avant de porter la main à ma bouche :
-Mais alors, ça veut dire que ton élément est le feu ?
Pierre secoue la tête.
-Non, ça ne prouve rien : toi non plus tu ne brûle pas. Les Protecteurs ont été clairs, il n'y a qu'une personne par élément.
J'opine du chef, trouvant alors ma remarque stupide. Je suis incapable de réfléchir correctement à cause du stress... Contrairement à lui. Comment fait-il pour être si calme ?
-Bon, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Je demande d'une petite voix.
-On retrouve Marie et Jérémy, et on se tire de là.
J'acquiesce de nouveau. Je sonde les alentours déformés par la chaleur, cherchant un signe de vie sans en trouver le moindre. Portant les mains à sa bouche, Pierre hurle :
-Marie ! Jérémy !
Nous tendons l'oreille, mais aucune réponse ne nous parvient. Il réessaye, sans plus de résultat. Je m'approche du rebord que nous avons quitté, cherchant un autre rebord sous nos pieds. De nouveau, mon souffle devient difficile lorsque je me penche par dessus le lac de lave. Je ne vois aucun rebord, mais une drôle de forme en contre-bas m'interpelle.
-Pierre ? Je l'appelle. Je crois qu'il y a une sorte de chemin...
Il me rejoint, et je lui montre le relief relativement plat qui semble faire le tour du volcan, comme une spirale qui descend vers le lac. Nous nous regardons, pas très certains de vouloir se rapprocher de la source de chaleur... Mais nous n'avons pas d'autres choix.
-Je passe devant, décide-t-il.
Il pose timidement sa main sur la roche noire, la retirant vivement. Je n'ai pas le temps de lui demander s'il s'est brûlé qu'il repose la paume bien à plat, agrippant le rebord.
-C'est supportable, on va pouvoir descendre, m'apprend-il.
Il passe ses jambes dans le vide, cherchant une rugosité pour commencer sa descente. Je vois son torse, puis sa tête disparaître derrière le bord. Inquiète, je me met à quatre patte et le regarde descendre vers le chemin qui est à une dizaine de mètres en dessous de nous. Lorsque mes mains se posent sur le sol, je sens en effet que la roche est chaude, mais pas brûlante. C'est incompréhensible.
A mi-chemin, Pierre reprend son souffle et s'immobilise contre la roche en soufflant fort. Ses épaules brillent de sueur, et je crois les voir trembler un peu. Je devine également l'éclat doré d'une fine chaîne autour de son cou, que je n'avais pas remarqué tout à l'heure.
-Ça va ? Je lui demande suffisamment fort pour qu'il m'entende.
Après deux grandes inspirations, il lâche une de ses mains et tend son pouce vers moi avec un sourire un peu bancal.
-Nickel ! Encore un...
Il ne fini pas sa phrase. Je retiens un cri lorsque je le vois glisser du mur. Il s'écrase au sol deux mètres plus bas, et ne bouge plus.
-Pierre ! Pierre, répond moi ! Est-ce que ça va ?!
Sans réfléchir, j'enjambe le rebord et me met à escalader la paroi aussi vite que je peux. Mes pieds glissent sur des gravillons, et mes mains moites manquent souvent de me faire glisser. Après un mètre de descente, je m'arrête pour le regarder : il s'est relevé et fait la grimace en se tenant le dos.
-Ça va, me répond-il. Juste quelques bleus à prévoir...
Je soupire de soulagement et profite de cette pause pour reprendre mon souffle. J'ai l'impression que mon jean pèse cinq fois son poids tant il est trempé par ma sueur. Mon débardeur me colle au corps sous le pull de mon père. Attrapant le bout des manches du sweat, j'en recouvre mes paumes pour éviter de glisser. Lorsque je reprend ma descente, j'entends Pierre me dire :
-Vas-y doucement, je suis dessous mais on ne sait jamais.
Je me concentre pour ne pas lâcher, bougeant une jambe, puis un bras, puis une jambe, et ainsi de suite... Alors que je ne sais plus si le sol est proche ou loin, je sens une main se poser contre mon dos.
-Tu peux lâcher, tu es presque arrivée, me rassure Pierre.
Je tourne la tête, et en effet je suis à peine à un mètre du sol. Il me tend son autre main, que j'attrape pour me laisser tomber par terre. Je souffle fort, essuyant une nouvelle fois mon front avec la manche de mon pull.
-C'est moi, ou il fait encore plus chaud qu'avant ? Je tente de plaisanter.
-Je pense que ce sera de pire en pire en s'approchant du lac...
Je dézippe la fermeture, et attache finalement le pull à mes hanches : il est hors de question que je l'abandonne ici. Les bras soudain à nus, je me sens revivre... Le temps de cinq secondes. La chaleur écrasante reprend très vite ses droits.
Je regarde derrière moi, remarquant que le chemin où nous nous trouvons remonte sur deux cents mètres avant de brutalement s'arrêter contre une paroi rocheuse : nous ne pourrons pas sortir par ici. Au contraire, de l'autre coté il poursuit sa descente douce vers le lac en faisant le tour du volcan. Lorsque je le perd des yeux au loin, il n'a toujours pas atteint la lave.
Pierre me tend la main et me dit :
-On y va ? Ils sont sûrement sur la partie du volcan qu'on ne voit pas d'ici.
J'acquiesce en saisissant sa main, remerciant soudain la chaleur pour mes joues déjà roses. Nous commençons notre chemin en silence, faisant attention à l'endroit où nous mettons les pieds : ça a beau ressembler à un chemin, il reste naturel et donc très inégal...
Nous appelons régulièrement Marie et Jérémy, mais jamais aucune réponse ne se fait entendre. Un bruit de fond se fait de plus en plus fort, une sorte de son lourd accompagné de bulles qui explosent. Parfois, un bruissement se fait entendre, mais je n'y prête pas plus d'attention. Je me doute que nous approchons du lac, et cela me fait un peu peur : même si la température ne semble pas avoir une prise entière sur nous, je n'irais pas vérifier si nous sommes également immunisés à la lave... !
Nous poursuivons notre descente en échangeant assez rarement des paroles. Il s'agit plutôt d'avertissement vis à vis d'une irrégularité, ou de cris de surprise lorsque notre pied glisse sur un caillou. Une heure de marche plus tard, nous avons parcouru un chemin tel que je ne vois plus notre point de départ.
-Je ne comprend pas, murmure Pierre. On aurait déjà dû les retrouver...
-Et s'ils n'étaient pas là ? Je demande, un peu nerveuse.
Il me lance un regard insondable avant de serrer la mâchoire.
-Je préfère ne pas y penser, avoue-t-il finalement.
Nous reprenons notre marche, un peu plus lentement. L'air est de plus en plus lourd, et nos respirations sont heurtées, réellement difficiles à présents. Crier pour appeler nos amis est devenu un véritable effort.
Je balade mon regard sur le lac maintenant assez proche, admirant néanmoins la vue : ce n'est pas tous les jours qu'on peut admirer l'intérieur d'un volcan actif ! Malgré mes nombreux voyages, je n'en avais jamais vu d'aussi près. Il y a bien une fois où mes parents et moi nous étions retrouvés coincés à l'aéroport à cause de pluie de cendre... C'était il y a trois ans à la Réunion. Le Piton de la Fournaise était entré en éruption et avait mis une bonne semaine à revenir à la normale. Nous avions observé les coulées de lave sur le flan du volcan, et j'avais trouvé cela superbe, à l'époque.
Aujourd'hui, je relativise...
Alors que mon regard se perd dans l'immensité jaune parsemée de plaque fissurées plus sombres, je remarque un mouvement à la surface de la lave. Ça ne dure qu'une fraction de seconde, mais j'ai l'impression d'avoir vu une tâche noire glisser à la surface avant de disparaître. Je regarde plus attentivement, mais seules des bulles jaunes viennent exploser de temps à autre, projetant des gouttelettes sanguines autour d'elles.
En balayant le lac des yeux, je remarque soudain une tâche de couleur discrètement cachée dans un recoin rocheux. Aussi loin que possible du bord, en bas de notre chemin, une tâche bleutée côtoie une autre jaune que je n'avais pas remarqué jusque là. Je m'arrête aussitôt, les pointant du doigt à Pierre :
-Là ! Je m'écris. Je crois que ce sont eux !
Il fronce les sourcils et lâche ma main pour se mettre à courir. Je le suis péniblement, mettant à rude épreuve ma respiration déjà anarchique. Nous mettons environ un quart d'heure à les rejoindre, et avons arrêter de courir assez vite : ni la température, ni notre souffle ne nous le permettait.
Lorsque nous arrivons à portée de voix, Pierre se met à crier à l'adresse de sa sœur. Celle-ci, assise par terre dans sa tunique canari, se redresse d'un coup en nous cherchant du regard. Lorsqu'elle nous voit, elle nous adresse de grands signes, son visage s'illuminant soudain. Nous essayons de recommencer à courir, sans y parvenir.
Pierre la rejoint avant moi, et la prend brusquement dans ses bras. Elle se laisse faire en lui tapotant le dos, et je comprend tout à coup qu'il était mort d'inquiétude pour elle. Bien plus que je ne l'étais, en tout cas. Quand j'arrive enfin à leur niveau, son frère ne la lâche pas, aussi elle tend sa main vers moi et je l'attrape avec un sourire.
-Tu vas bien ? Je lui demande, inquiète malgré tout.
Pierre relâche sa sœur, et elle rigole :
-Tu m'as rendue encore plus collante que je ne l'étais déjà !
-Désolé, sourit-il. J'avais peur qu'il te soit arrivé quelque chose... Tu as vu Jérémy ?
Elle désigne un corps allongé un peu plus loin, près du mur d'enceinte. Il nous tourne le dos, et un instant j'ai peur qu'il n'aille pas bien.
-Cet idiot s'est endormi, marmonne-t-elle mécontente.
-Quoi ? Je ne peux m'empêcher de demander.
Elle soupire, passant sa main avec dégoût sur son bras plain de sueur.
-Oui, je sais... Pas vraiment le moment. Je ne sais même pas comment il a réussit à s'endormir ici.
Pierre est déjà en train de rejoindre le loir, nous laissant seule avec Marie.
-Pourquoi ne pas avoir essayé de remonter ? Je demande, surprise alors que Marie s'assoit de nouveau par terre.
-Alexandre m'a demander d'attendre ici que vous me rejoigniez.
Je la regarde drôlement.
-Alexandre ?
Elle tapote son crâne.
-Oui, il m'a parlé lorsque je me suis réveillée. Jérémy a débarqué un peu après, je lui ai répété ce qu'il m'a dit et il s'est endormi en vous attendant.
Les coudes posés sur ses genoux, elle fixe la lave d'un regard un peu éteint, s'éventant vainement d'une main.
Je m'agenouille à coté d'elle, ni trop près ni trop loin, ne voulant pas lui tenir encore plus chaud.
-Maintenant qu'on est tous ensemble, qu'est-ce qu'on doit faire ?
Elle hausse les épaules.
-Aucune idée, je n'ai plus aucune nouvelle depuis mon réveil.
Je soupire et reporte mon attention sur le lac devant nous. Nous nous trouvons sur une vaste plaque rocheuse qui surplombe le lac d'un mètre à peine, comme une minuscule falaise au dessus d'un océan. Le magma se décline en de jolies teintes allant du noir au blanc en passant pour toutes les nuances de jaune et de rouge. Des plaques brunes forment un puzzle à la surface, bougeant légèrement lorsqu'une bulle éclate près d'elle. Du coin de l'œil, je remarque un mouvement, mais le temps de tourner le regard je ne devine que des zébrures jaunes qui plissent un instant la lave. Je remue légèrement, commençant à imaginer quelques scénario improbables dans ma tête. La chaleur me fait délirer...
Alors que nous admirons le lac depuis quelques minutes seulement, les garçons nous rejoignent.
-On va essayer de sortir d'ici, décrète Pierre. Le plus simple est de remonter le chemin que nous venons de prendre puis d'escalader les parois.
Jérémy baille à s'en décrocher la mâchoire, s'étirant longuement. Marie acquiesce en se relevant, prête à repartir. Alors que je m'apprête à la suivre, mon regard accroche une anomalie qui m'arrête dans mon élan : cette fois, aucun doute possible, j'ai bien vu quelque chose sortir du lac et se poser sur une des plaques sombres, comme un serpent sortant de l'eau. La chose n'a fait aucun bruit, et quasiment aucun mouvement de lave, mais elle est bien visible quoi que lointaine. Je ne distingue qu'une forme sombre et floue, tout en longueur.
-Clair, tu viens ? Me demande Marie dans mon dos.
Je me relève mais ne les rejoins pas pour autant.
-Il y a quelque chose sur le lac, je dis en leur montrant la forme.
Au moment où les autres tournent la tête, la chose glisse dans le magma et disparaît de nouveau. Je réprimande un frisson, à en juger par la distance la bête est assez imposante.
Je sens des mains agripper mes épaules, ce qui me fait sursauter : dans mon dos, Pierre me retient sans quitter du regard la lave.
-On devrait partir. Je ne le sens pas.
Moi non plus, j'aimerais lui répondre. Mais un énorme bruit m'empêche de parler : sortant de sous la surface brûlante, la forme noire vient se poster sur une des plaques les plus proches de nous, me permettant de la détailler plus précisément : On dirait une sorte de lézard noir géant, avec des pattes démesurées. Sa tête dégouline encore de magma, mais il ne semble pas s'en soucier le moins du monde. Je suis certaine qu'il regarde dans notre direction.
Je suis tétanisée devant cette apparition, à l'égal des autres. L'animal plonge une nouvelle fois dans la lave, sans plus faire aucun effort pour être silencieux ou discret. Je devine sa tête et l'arête de son dos dépasser de la lave tandis qu'il nage dans notre direction à une vitesse improbable. En s'approchant, je réalise que le monstre est immense, bien plus que ce que j'avais pu croire. Son dos est recouvert d'une crête de fourrure au crin épais qui se dresse et s'aplatit au fil de sa course pour l'aider à progresser.
Alors qu'il ne lui reste plus qu'une vingtaine de mètres à parcourir pour nous rejoindre, le lézard ouvre grand sa gueule, découvrant une rangée monstrueuse de dents jaunies. Son regard est exactement celui d'un prédateur face à une proie... ou plutôt quatre proies.
Jérémy cri pour nous sortir de notre tétanie, se dirigeant déjà vers le chemin dans la roche.
-On se tire ! Hurle-t-il en attrapant le poignet de Marie.
Pierre me tire en arrière aussi, me laissant libre dans ma course une fois que j'ai commencé à les rejoindre.
Nous nous mettons à courir vers le chemin, ne nous souciant plus ni de la chaleur ni de nos difficultés à respirer. Je n'ose pas regarder derrière moi pour voir si la créature nous poursuit... J'entends des ressacs qui ne me rassurent pas. Alors que nous abordons la route naturelle, le son violent d'une vague qui s'écrase me fait sursauter. N'y tenant plus, je regarde : le monstre avance dans notre direction, provoquant des remous dans le lac qui viennent s'écraser à nos pieds. L'endroit où nous étions juste avant avec Marie est recouvert de lave à présent. Je veux accélérer, mais mon corps m'en empêche : je suis épuisée à cause de la chaleur.
Nous commençons notre ascension, vérifiant régulièrement que nous sommes toujours tous les quatre, regardant avec panique l'endroit où se trouve la bête. Cette dernière est à présent arrivée sur la plaque rocheuse où nous nous trouvions avant, s'ébrouant vivement pour se défaire du magma refroidis sur son corps. Il doit bien faire dix mètres de haut... Il n'aurait qu'à relever la tête pour nous barrer la route. Ce que j'avais pris pour ses pattes sont en réalité des griffes démesurées qui raclent le sol lorsqu'il se déplace. Alors que nous passons devant son nez en courant sur le chemin, il avance vivement son imposante mâchoire vers nous pour nous faucher. Nous crions tous en cœur, l'esquivant comme nous pouvons.
Ses dents percutent la roche à coté de nous, l'explosant violemment à l'impact. Des morceaux de roches partent en tous sens, et un instant le chaos est total. Je ne vois plus ni Pierre, ni Marie, ni Jérémy, entièrement concentrée sur la gueule du monstre devant moi. Il retire sa tête monstrueuse sans nous perdre du regard, prenant appuie sur le sol pour se hisser sur ses pattes arrières.
-Attention ! Hurle un des garçons.
Le lézard abat ses pattes griffues sur le chemin, l'une en amont et l'autre en aval pour nous couper toute retraite. Nous sommes totalement cernés, coincés entre ses griffes, sa gueule, et le mur dans notre dos. Seul Jérémy est parvenu à esquiver l'attaque, se retrouvant plus haut sur le chemin, séparé de nous.
Bousculés par le choc des pattes, nous sommes tous tombés par terre. Marie se relève la première et tente d'escalader la façade derrière nous.
-Vite ! Venez ! Nous cri-t-elle, presque hystérique.
Assise sur les fesses face à la créature, je suis totalement paralysée par la peur... Et l'odeur. Sa gueule dégage une puanteur sans nom. Je la vois s'ouvrir grand mais suis incapable de bouger... Comme le jour de l'incident avec mon père. Je lutte intérieurement pour reprendre le contrôle de mon corps, parvenant péniblement à me traîner vers l'arrière, les bras en parade devant moi. Alors que je vois le monstre prendre son élan pour me croquer, j'ai l'impression que le temps se suspens autour de moi.
Je sens qu'une pression étrangement familière dans mon crâne vient recouvrir toutes mes émotions, les enveloppant dans une bulle. Ma peur s'estompe. Ma panique se calme. Un grand vide résonne en moi, provoquant des fourmillements partout dans mon corps. Mes mains se mettent à trembler, mais pas par crainte. J'ai l'impression que mes veines crépitent lorsqu'une force vient se concentrer dans mes bras. Je vois une lueur apparaître devant moi, sans comprendre d'où elle provient. Avant que les dents ne me touchent cependant, la gueule est déviée sur le coté.
Je baisse les bras, surprise, et la lumière disparaît totalement avec les fourmillements. À ma droite, au delà de la patte griffue, je vois Jérémy qui ramasse des cailloux au sol pour les lancer sur la créature.
-Hey le moche ! Regarde par là ! Cri-t-il avec hargne.
Le lézard ferme la bouche et le regarde, nullement gêné par les minuscules pierres qui l'assaillent, mais bien agacé quand même. Ils bougent rapidement ses pattes pour les remonter vers Jérémy qui arrête ses projectiles pour se remettre à courir.
Des bras m'attrapent alors sous les aisselles et me redresse.
-Ça va ? Me demande Pierre, hagard.
Je ne répond rien, encore un peu perdue. Le calme qui m'a envahit tout à l'heure n'est toujours pas partit, et je regarde mes mains avec curiosité. Quelle était cette impression ? Et cette lumière ?
Marie est déjà à quelques mètres du sol et nous appelle de nouveau pour qu'on la suive. Sans perdre un instant, nous commençons notre escalade, vite arrêté par un coup de patte du monstre. Je rentre la tête dans les épaules en couinant alors qu'une des griffes passe juste au dessus de moi. En levant le nez, je vois un immense sillon creusé dans la roche, mais plus aucune trace de Pierre. Lâchant mes prises, je le cherche du regard, sentant la panique revenir. Je ne tarde pas à le repérer, allongé plus bas inconscient, juste à coté du lac de lave et de ses remous.
Sans plus me soucier du reste, je me met à courir vers lui. Il faut que je l'éloigne du bord !
Lorsque je l'atteins enfin, j'attrape un de ses bras et le tire de toutes mes forces loin du lac. L'effort est insurmontable, et je parviens à peine à le remuer... Je cris à cause de l'intensité de l'effort. Remarquant soudain ma présence, le monstre lève une patte avant de l'abattre rapidement dans notre direction. Elle s'écrase dans la lave, projetant des morceaux incandescents partout. Je me couvre vainement le visage en m'accroupissant, priant pour qu'aucun ne me touche.
Je ne sens aucune brûlure, heureusement. Je baisse le bras et lâche ma prise lorsque j'entends Pierre hurler. Il se débat dans tous les sens, tenant son bras droit contre lui.
-Pierre ! Je cris.
Il ne m'écoute pas, aveuglé par la douleur. Je devine dans ses mouvements désordonné sa chair noire, proche du poignet. La tâche est immense, et l'odeur de chair brûlée me donne un violent haut le cœur. Il se tortille en hurlant, tandis que je me couvre le nez et la bouche pour ne pas vomir. Sa détresse me fait presque aussi mal qu'une brûlure. À cet instant... Je me sens totalement impuissante.
Alors qu'il s'immobilise enfin, recroquevillé autour de son bras, il perd connaissance. Luttant contre ma nausée, je le traîne de nouveau au sol pour l'éloigner, ne pouvant manquer l'horrible tableau de son avant-bras grignoté par le feu... La chair noircie forme une morsure si profonde entre les muscles qu'elle laisse deviner des morceaux d'os blancs. Est-ce l'effet du stress ou la réalité, j'ai l'impression que la brûlure s'étend de plus en plus, attaquant progressivement le poignet et le reste de l'avant-bras... C'est un véritable cauchemar.
Ma respiration redevient heurtée, et le peu de sang-froid qu'il me restait de tout à l'heure vole en éclat. Je roule mon ami sur le dos, prenant pleinement appuie sur son torse, agenouillée à coté de lui.
Que faire ? Vite, réfléchis. Tu dois faire quelque chose, bon sang !
Sans que je ne puisse les retenir, mes larmes commencent à couler sur mes joues. Je m'essuie négligemment les joues, ne prêtant plus la moindre attention au monstre dans mon dos... L'éventualité de mourir ici m'effleure l'esprit et, étrangement, ne me fait pas peur. Pas autant que la blessure de Pierre en tous cas. Dans un réflexe un peu vain, je dénoue le sweat autour de mes hanches, devant m'y reprendre à plusieurs fois tant je tremble. J'enroule maladroitement les manches kakis autour du bras nécrosé de mon ami, me débattant entre les larmes et le tissu...
Une fois la plaie étouffée par le pull, l'odeur s'atténue, mais pas ma peur. Je veux regarder derrière moi pour savoir où est le monstre, trouver une cachette le temps qu'il parte... Jusqu'à ce que Pierre ouvre les yeux.
Ma surprise est tellement grande que j'en arrête de pleurer : ses yeux n'ont plus de pupilles. D'un vert émeraude intégral, son regard est totalement insondable. Je retire vivement mes mains de son corps, effrayée par ce que je vois.
Sans expression particulière, Pierre se redresse pour s'asseoir, tournant la tête vers le lézard comme s'il le regardait. Il ne semble pas me voir, malgré notre proximité. Il se lève avec lenteur, et me dépasse. Il est très calme, presque apaisé... Son bras blessé pend inerte à ses cotés, mais il ne s'en soucie pas.
Brusquement, tous les éclats de roches autour de nous se soulèvent dans les airs et fondent vers le lézard, le percutant de plein fouet. Le coup le déséquilibre tellement qu'il retombe sur ses pattes arrières dans un grand fracas.
Ses yeux toujours occultés par le voile émeraude, Pierre tend sa paume vers le ciel et soulève avec violence la main. Je sens aussitôt quelque chose trembler sous mes pieds, me voyant avec stupeur quitter le sol, assise sur une plaque de roche. Il guide la lame jusqu'au chemin de pierre, au delà de la zone dangereuse, avant de reproduire l'exploit avec sa sœur qui est toujours accrochée au mur. L'atterrissage est brutal, et je m'étale par terre, me relevant aussi vite que possible pour voir ce qu'il se passe plus bas.
Le monstre s'est relevé et ne semble franchement pas de bonne humeur. Il prend de nouveau appui sur ses pattes arrière pour se hisser sur le chemin, mais la lave dans laquelle il patauge vient s'enrouler autour de ses membres, le clouant au sol. Il hurle, d'un cri étrange et glaçant. Je remarque alors que Jérémy à les mains tendues vers le monstres, ses yeux devenus rouges sanguins. Je retiens Marie qui tente de s'élancer dans leur direction.
-On ne peut rien faire ! Je lui dis.
Nous regardons avec terreur Pierre et Jérémy, totalement changés, recouvrir le monstre de lave et le forcer à replonger dans le lac. La créature se débat comme une démente, mais ils tiennent bon. Leur visage crispé par l'effort et la douleur n'échappent cependant à personne...
Petit à petit, le lézard s'allonge et se fait happer par le lac de lave. Alors que Jérémy le maintient engloutit, Pierre solidifie la surface en une épaisse couche rocheuse. Le phénomène est impressionnant, recouvrant le magma sur un bon quart du volcan.
Les deux garçons baissent alors les bras, soufflant fort. Sans crier gare, ils s'effondrent sur le sol, inertes. Marie et moi commençons à courir pour les rejoindre, mais l'effort devient de plus en plus difficile. Très vite, nous devons marcher, avant de totalement s'arrêter. En ayant l'impression de suffoquer, nous nous écroulons au sol à notre tours, perdant connaissance.

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