Chapitre X

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Tantôt à gauche, tantôt à droite, je balançais tout le poids de mon corps comme autant de navires furieux sur l'océan. Il y avait dans ma démarche des flots entiers de volontés que je m'efforçais de précipiter tout dans mon mouvement, en une immense cascade, forte et régulière. Pourtant, s'échappaient sans cesse de mes pieds endoloris, de légères intermittences douloureuses qui indiquaient à l'œil averti d'autrui, la fatigue, l'épuisement qui m'accompagnait. Mes genoux surtout craquaient, on entendait même sans prêter tout particulièrement l'oreille, le claquement incisif de chacun de mes cartilages. Ça frottait en engrenages grippés, grippés par la longue marche, la longue montée puis la longue descente. Malades des montagnes russes. C'était toujours ainsi avec la vie : il fallait avoir le cœur bien accroché. Il y a une euphorie inévitable à la montée, on s'accroche, on rit nerveusement mais au fond on aime cette impression de danger. C'est dangereux mais on se sait en sécurité, c'est bien, c'est confortable. Le cliquetis régulier des rails est pareil au craquèlement du genou : il nous rappelle que l'on existe avec un ton empreint de moult fêlures et sans cesse sème en nous, comme autant d'engrenages, le doute qui se glisse, se faufile subrepticement entre nos doigts, nos bras, nos jambes. Et ça monte, ça monte et on ne s'en lasse pas. Le cliquetis résonne dans nos têtes vides comme une mélodie frivole, on s'amuse et on tape dans les mains. Le son de la fête n'est plus si loin, on entend chanter les sirènes de la vie. La vie réelle qui est en bas. Mais ça ne nous concerne pas, nous on monte, on tend le cou pour monter plus vite, on sent l'empressement parcourir tout notre corps, on se crispe un peu car on sent qu'on arrive. Et la sirène chante, elle se met à hurler : comme elle est lointaine ! Pour peu, on n'entendrait rien du tout avec tout ce bruit, toute cette musique. La sirène est si lointaine... Et quels charmes ! Des charmes de malheur. D'ailleurs, elles sont plusieurs, elles croassent doucement. Elles éructent des mots dans un langage inconnu, puis là elles passent, juste en bas mais on ne les voit pas. Mais ce n'est pas grave. On les entend juste passer, c'est le bruit qui fait ça, on entend le bruit couvert par la musique. Et leur bruit, ça fait comme un balancement, un balancement de gauche à droite, de droite à gauche, de devant à derrière : peu importe, ça inspire le balancement. Et je me balançai un peu plus, en forçant le déhanché, pour mieux imiter mon guide. Les nageoires me manquaient, les couleurs aussi. Il y avait quelque chose de si poignant dans sa démarche malhabile...

Par un arrangement étrange de signes, je complétais un alphabet tout entier. J'attrapai d'une main une mimique inimitable, la retins de mon poing bien fermé, les doigts qui enserrent quelque chose qui n'a que d'avantage de substance qu'elle n'en possède pas la moindre, et je la lâchai dans l'air. Elle déployait ses ailes en papillon de nuit. Je la sentis voleter près de la lumière, elle tentait avec tant de sincérité de se perdre dans le regard aveugle qui ne la voit pas... Alors, j'essaie, j'essaie encore. Je chassai l'air fétide de mouches. Il y avait tant d'insectes qui grouillaient autour de moi que je n'aurais pas été surpris de me découvrir charogne, souillé d'un pus blême, fade de toute existence. Et l'image d'un cavalier noir émergea du noir au galop, au grand galop, la bride serrée, le sabot lourd qui claquait, claquait, claquait le sol comme autant de sentences dont je ne voulais rien savoir.

Lorsque je m'éveillai, je me trouvais allongé sur un divan rouge, matelassé, sans doute en velours. Le velours avait immanquablement cette texture, ce toucher soyeux reconnaissable parmi tous, qui caresse la peau et les esprits avec tant de douceur, tant de sensualité que quiconque s'adonnait à sa langueur agonique, s'engouffrait dans des songes torrides, les songes du désir même, un appel d'Éros furieux qui moque le pauvre Sisyphe, les mains cornées, les pieds usés, la chair tailladée par la roche dur, dur et cruelle, crue même, qui de même que le velours tranche les esprits, tranchait la peau avec la même force, la même doucereuse et affreuse vigueur.

De petites mains, par milliers, couraient drues sur mon corps en autant de gouttes gorgées de désir. Je me trouvais, contre mon plein gré, retenu par une force qui me dépassait en tout, tout contre le velours rouge. On me pressait contre lui, figures allègres, et ça riait rouge à me voir si confus. Je me débattais, j'aurais arraché des membres, détruit des villages, sacrifié des innocents. Et pourtant... Tant d'efforts, de sacrifices, de malheurs pour ne rien retirer de pareille manœuvre. On me bâillonnait, mes cris jamais ne dépassaient mes lèvres, jamais ma gorge ne les crachait comme un chien galeux. Et tandis que l'on pressait sans cesse mon corps tout contre le venin velours rouge, on se pressait contre mes lèvres, en-dedans et en-dehors, d'une puissance dont jamais je n'avais fait l'expérience. Il y avait un caractère inouï, formidable à pareille scène et le velours qui coulait sous moi en rivières de sang n'arrivait pas, en dépit de ses formidables efforts, à effleurer ne serait-ce que d'un doigt mon cœur. Car cœur miné, cœur de charbon : cœur noir du sang qui coule. Cœur à creuser, à même le roc. Roc dur, solide, cœur noble, cœur vaillant, cœur noir de pierre, cœur améthyste. Ah ! je me dressai comme un rempart, j'empilais des blocs de granits, je les entassais en forteresse immense. À même le flot, le flot, fut-il marée humaine, jamais ne pourrait passer ! Je m'arcboutais, je contenais de toute mes forces l'assaut. Maintenir l'ennemi à distance, pareille situation n'admet guère d'autre stratégie : aussi je poussais, je poussais les repoussants sanglots, et comme ça poussait d'énormes sanglots... Des larmes de crocodiles ! Avec une gueule large, béante ! On voyait la fin du monde repliée tout au fond, dans un coin, la tête enfouie contre ses genoux et la face masquée par le sang noir. Un faible rai de lumière orangée flattait son corps aminci, recroquevillé comme une feuille morte toute desséchée. Elle jetait çà et là de timides regards convenus pour jauger la montée des eaux, mais on savait comme les marées les plus grandes, les débordements les plus gigantesques, les inondations les plus dévastatrices n'auraient jamais suffi à insuffler de nouveau dans ses veines flétries, les vaines amours du sang désenchanté.

Elle inspirait tellement de terreur, tant de pitié que je la pris dans mes bras et la serrai très fort, de toutes mes forces. Je collais ma poitrine tout contre elle et il m'apparaissait que les battements de mon propre cœur peut-être viendraient accompagner le sien, faiblissant, malade, pauvre. Je n'avais que peu conscience du propre mal que j'apportais, que je portais sans le savoir, sans m'en savoir responsable. Jamais ! Jamais ! Jamais je ne me serais permis de noircir un cœur si pur. C'était impossible... Et tandis que tout prenait une couleur sombre, je me dégageai dans un recul d'effroi des mille mains qui me condamnaient à l'immobilisme, je m'extirpai des charmes aboyeurs du velours sucré, je m'arrachai des venins siffleurs qui me jetaient dans la bouche des feuilles et des feuilles de laurier, que je recrachais enfin, mortes.

Et tandis que frivole, j'humais un dernier chant dans l'air asséché, mes pieds avaient recommencé à suer d'une humeur formidable : noire comme du pétrole, on dessinait de longs cheveux noir ébène, qui descendaient en belles courtisanes s'enlacer au sol à gros grumeaux. Je me jetai sur mes pieds, manquai de glisser, me redressai à temps, pris un air raide, marchai. Il y avait devant moi, assis dans une chaise miteuse, le thon en costume qui me regardait d'un air indifférent. Il faisait toujours la lippe avec ses rides d'intellectuel qui lui perçaient le front. Et par un hasard dont j'ignorais toujours les tenants, il était parvenu à masquer tout le temps de mon sommeil agité, son nez caché, dévoilé à toute réalité. Disparu ! C'était à rendre fou. Disparu, même avec son air de général ! Peut-être le verrai-je passer, un jour, déguisé en thon...

Je m'éveillai. Comme un médecin qui tente de déterminer si son patient a déjà traversé le Styx ou reste à terre, le thon me fixait de ses yeux globuleux, penché au-dessus de moi. Ils dessinaient dans le ciel de mon regard, deux grands globes qui me chuchotaient des vérités que je ne connaissais pas, des mondes qui tournent la tête à l'envers et qui crient à tue-tête des massacres sanguinaires. Il tenait comme une ligne imaginaire, au bout d'une canne à pêche grossière, le moulinet cassé, rafistolé d'engrenages grippés, une lanterne qui abritait un criquet tout luisant, qui projetait sur les parois de chair, d'os et de ligaments, des fantômes troglodytes en féeries splendides. Ça scintillait comme ça n'avait jamais scintillé auparavant : mène-moi, beau thon aux écailles splendides, laid thon qui fait la lippe, à la lanterne magnifique ! Je veux moi aussi, comme les miens auparavant, tenir au bout de ma canne la lumière du monde. Je veux la faire valser, au son d'une petite musique foraine, le long des manèges inertes de la vie suffocante. Car un jour, je chercherai l'homme.

Beau sang noirWhere stories live. Discover now