Chapitre III

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On dodelinait doucement de la tête, le soleil se faisait chaud, très chaud, atroce. Vif, il était à l'apogée. L'extremum de sa courbe céleste. Il régnait, en habits de roi cruel, sur les côtes désertiques. Pourtant, on était là, encore. Il ne nous aurait pas si aisément. Il le savait sans doute. Chaque soir, il finissait par abandonner. Renoncement. Alors, il faisait semblant de tomber tout derrière, tout au loin. On ne le voyait plus, il avait disparu. Et puis, sans jamais tromper personne, il resurgissait, déguisé en dame blanche exquise. Elle tenait un grand éventail de la main, qu'elle bougeait très lentement, si bien qu'il fut impossible à quiconque d'en observer le doux balancier en une seule nuit. Mais l'éventail. Ah, que nous voyions l'éventail ! Nous le sentions même. Il lui mangeait, comme une souris féroce, souvent une bonne moitié du visage. Parfois moins, parfois beaucoup plus. Mais le plus terrible, c'était quand elle l'agitait. Ah, c'était un sort cruel. Surtout dans les grands mouvements. Les flots s'agitaient, les rêves se noircissaient, les nuits se troublaient, les vieillards périssaient. D'ombre ou de lumière, d'homme ou de femme, le soleil était toujours le grand marionnettiste. Et pourtant... Pourtant ! Comme nous lui résistions admirablement !

L'écume frémissait à chaque soupir. Parfois, un soupir plus fort que les autres me faisait craindre un instant des choses affreuses. Mais je me doutais bien que le mal était bien plus profond, bien plus subtil. Je voyais fort clair derrière ce petit jeu, leur petit manège, à la pipe et au soleil. On ne pouvait pas me tromper. La pipe, cette charmeuse. Pour sûr, c'était une pécheresse. Elle dansait au milieu des flots enneigés, d'une danse dont personne n'a le secret, et elle extrayait, elle arrachait d'une manière qui m'est tout à fait inconnue, par grands pans entiers, l'écume bouillonnante. Le soleil l'appelait vers lui, remuait sans doute en son sein, des terreurs intimes et des désirs redoutables. Comme c'était dangereux !... Et pourtant, on dodelinait de la tête. En-dehors, en-dedans ; en-dehors, en-dedans ; en-dehors, en-dedans. Le geste ne s'interrompait pas. Il était là, il existait, plein et puissant, il poursuivait l'espace pour mieux l'occuper tout entier. On aurait pu sans aucun doute, si l'on eut été doté de meilleure ouïe, distinguer dans le grand fracas du mouvement, un petit cliquetis mécanique et régulier juste pour se souvenir des grands principes universels de machinerie.

Puis on s'arrêta. Gueule béante, on soupira avec des senteurs mêlées d'iode, de tabac et de liqueur. Je fronçai le nez. On vit de petites crevasses se former tout à l'arrête, comme des rigoles creusées par l'eau. Et pourtant, il ne pleuvait pas. Il ne pleuvait pas une goutte ! Ou plutôt, ça se desséchait... oui... c'était évident. Sans eau, ça se dessèche, ça ne se creuse pas. D'ailleurs, je sentis un petit souffle désertique. Un doux vent s'acharnait sur mon nez, mon nez toujours plus racorni, petit par la sécheresse. Il se recroquevillait, recroquevillait, recroquevillait. Mais qu'allais-je faire s'il disparaissait ! Ce serait horrible, inconcevable. Décidément, ce n'était pas possible. Pourtant... Pourtant je sentais, c'était une réalité, ça existait ! Ce mouvement subreptice qui entaillait ma peau, qui l'essorait comme une éponge et la vidait de tous ses sucs. Digestion solaire, me voici rongé par les rais dévoreurs. Charogne. Charogne ! Pourquoi me vidais‑je ? En dunes isolées, fut-ce là tout l'avenir de mon nez ? Plisse, plisse mes chairs tandis que je danse, soleil noir. Je danse !

Les petites billes noires roulèrent un temps sur l'écume avant de cligner par trois fois. On se leva, on me désigna d'un doigt paternel quelque chose au loin, on me pria de m'exécuter. Je m'exécutai, lui tendis, lui posai dans la main. L'écume eut un petit mouvement de contentement. J'avais recouvré mon nez.

Un peu plus loin, au-delà de l'ombre éclatante du soleil, on trouvait un chalutier. On aurait dit un mort. Échoué sur les pavés sombres, il se noyait de l'océan. De fines lézardes vrillaient en courses folles, sa coque décharnée. En réminiscences on voyait encore çà et là, de petites taches noires qui lui embrassaient le corps. Sa tête enfouie dans un sommeil éternel, il fixait droit l'horizon, à la recherche de l'océan qu'il n'aurait pu soupçonner derrière lui. Parfois, un souffle s'engouffrait, lui courbait insidieusement l'échine, très subtil. Il faisait ployer la coque avec tant de subtilité que bien heureux celui qui aurait pu s'en apercevoir sinon au gémissement lointain qu'on lui arrachait. Gémissement morne, gémissement mort. Le ballant des vagues semblait le poursuivre jusque dans son sommeil. Après tout, qui pourrait décrire les rêves d'un chalutier ? Toute logique les voudrait empreints du remous incessant, du fracas continu, de l'humeur iodée. Voilà donc... C'était ainsi. Oui, ainsi ! Il ne s'agitait jamais trop, il ne s'agissait pas de cauchemars. C'était des rêves... Des rêves terribles, mais quels doux rêves ! Des rêves d'océan, d'infini, d'espoir ! La liberté recouvrée !... Quel désespoir ce devait être de dormir ainsi loin de soi. Peut-être avait-il laissé au creux des rochers et au sein des eaux, une part de sa vie. Toute sa vie peut-être ? Peut-être ! Peut-être... Qu'en savais-je au fond, sinon qu'il était mort morne et gémissait dans un souffle guttural ? Rien, je n'en savais rien. Je suis condamné au peut-être.

Beau sang noirWhere stories live. Discover now