Chapitre VII

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Je marchais depuis un moment déjà dans un couloir profond. Des arcades semblaient soutenir une membrane fébrile, qui chahutait de temps en temps dans un murmure sourd, un chuintement doucereux. Une forte odeur pénétrait la chair qui peignait les murs, qui respirait lentement. Et si l'on posait l'oreille à la paroi, que l'on calmait son propre cœur, on pouvait percevoir la délicate inspiration puis l'expiration triomphe. Je sentais les murs se remplir, se tendre. Ils gagnaient tant en raideur qu'en souplesse, se gonflaient d'un air morose, se contractaient doucement puis tout était suspendu, comme hors du temps, hors de la vie et ça durait quelques instants, plusieurs secondes, puis finalement tout se relâchait : les parois retombaient molles, comme des soufflets que l'on sort du four, et un courant frissonnant gagnait toute chose, et on sentait l'affaissement se propager partout, comme un séisme, dans un effondrement total, complet pour mieux préparer, dans la suite que chacun connait, un nouvel envol des chairs, une pénétration réitérée de l'air pour gonfler comme des ballons d'anniversaire, les arcades qui s'arcboutaient, tendaient la peau, tente rosée, au-dessus de ma tête et que je regardais sans voir dans l'obscurité qui se précipitait vers moi sans cesse.

Je fis un pas, et ma semelle encore imprégnée, toute humectée d'humeur saline chantait d'une gouaille spongieuse, ma démarche gauche. Ça crissait un peu sous le caoutchouc usé qui glissait sur la langue humide. Il fallait prendre garde, ne pas glisser, ne pas dévier surtout. Le peu de lumière ne rendait pas la tâche aisée. Il s'agissait de bien répartir le poids du pied : ni trop en avant, ni trop en arrière. Rien qu'à ce premier pas, tout menaçait de perdre l'équilibre, de briser l'harmonie des pieds en danses distordues et on imaginait tout de suite les pieds qui prenaient des libertés féroces alors on voulait empêcher le massacre, garder un peu d'ordre dans l'ordre des choses, trouver la juste mesure dans le chemin droit sur la langue avec mes semelles gouailleuses. Je remuai délicatement la plante de mon pied, m'attendis à un rire fort, un rire profond qui déboulerait furieux du tout devant. J'attendis, quelques secondes, un temps. Je réitérai, de peur de ne pas avoir signalé assez clairement ma présence, mais pourtant le signe était limpide, convenu... Il me vint presque l'envie de donner un coup, un bon coup de pied dans la langue mais ça aurait été grossier, de mauvais goût. Proprement de mauvais goût ! D'un mauvais goût insipide même. Non, c'était délibérément une idée à exclure, à reléguer bien loin. Je me trouvais sot d'y avoir songé. Un coup dans une langue ! Mais quel affront ! Si au moins j'avais pu dire le coup, voici qui aurait été plus civilisé, plus humain... Mais quelle langue peut bien parler une langue inconnue ? Voyons, toutes et aucune à la fois. Et moi, je ne savais que parler la mienne, avec la mienne qui s'agitait en logorrhées fantasques. Cette langue, à qui pourtant je faisais du pied, signe éminemment universel, ne me disait rien. Elle aurait pu me noyer — et chacun sait comme ça aurait été facile pour elle ! — dans un discours prolixe, chargé de poissons et de grains de sel, mais non ! La fourbe. Elle se taisait. Elle se taisait si platement... Pas qu'elle fut plate, elle était même un peu rebondie. Ce qui à bien y réfléchir est une qualité indéniable chez une langue. Mais là n'est pas le propos ; le propos étant que j'avais beau faire du pied, menacer de m'emporter en joutes tant verbales que linguistiques, la langue ne répondait rien, elle faisait la morte et même moi qui ne parlais couramment ni latin ni grec, n'y comprenait rien car il n'y avait simplement rien à comprendre sinon mon pied qui chatouillait la langue qui ne répondait pas.

Puis décidé, je posai soudainement un second pied, bien ferme. Comme un équilibriste, j'écartai les deux bras pour ne pas tomber, ne pas glisser. Mais à cet instant, à ce même instant, un formidable tremblement vint secouer mes os, claquer mes dents et ma peau vibrait au rythme ténu du son puissant, tout en résonnance. C'est ainsi, dans ce chaos indescriptible, que soudain mon pied glissa, il dérapa. Peut-être même qu'il se brisa en deux. En tout cas, ce fut une grande douleur, une douleur courage qui remontait jusque dans le bas de mes reins. Et tout bascula, je basculai, en avant, la tête la première. Je n'eus que peu de temps. Mes bras se convertirent d'équilibristes en amortisseurs. Je m'écrasai sur la langue rebondie dans un bruit sourd, tandis que le grondement ne cessait pas. Il galopait en chevaux sauvages et courait vers moi, sans cavaliers, les sabots ravageurs qui claquaient terriblement sur la langue glissante. Puis vint un moment où je ne sus plus qui courait vers qui. Il y avait une inclinaison, une pente dans la langue rugissante qui me troublait profondément, altérait mon jugement, appelait à la confusion la plus délicieuse.

Cependant que je me donnais tout entier au son qui me secouait en tous sens, je ne sentis pas mon corps se dérober à moi. Il y avait un appel inexorable du vide qui me précipitait au-devant de moi-même dans un avenir dont je ne maîtrisais rien. La chute tendait tout mon corps vers l'avant. Je ne sentais rien d'autre que le souffle chaud, l'haleine fétide qui courait le long de mes bras, de mon cou, de mon visage. Et je brandissais mes mains en bouclier, même si ça ne servait à rien, que c'était risible face à tout l'inconnu qui devant moi s'ouvrait, prêt à m'engloutir. Il n'y manqua pas.

Je basculai, en glissant vite, très vite sur la langue. Ah ! Comme j'aurais voulu m'accrocher... Comme j'aurais voulu enrayer la chute... Mais rien. Rien ! Aucune aspérité, aucune échancrure à laquelle je pouvais attacher mes ongles, me retenir d'un pied. Il n'y avait que le courant qui me poussait vers l'avant et la langue m'engloutissait tout entier, cette langue qui ne disait jamais un mot, cette langue que je ne comprenais pas. Et pourtant, je sentais qu'on me respirait. Moi-même, on aurait pu me transformer en son, en voyelles et en consonnes. On pouvait me décomposer, me soumettre à des expériences folles et docile, je cracherai un mot ou deux pour contenter les foules muettes. Et pour l'heure, je chutai comme un ange déchu, choyé pour choir et le vent s'engouffrait dans mes cheveux, les faisait tournoyer, claquer, crépiter comme des flammes immenses. Je gesticulais en l'air, avec la furieuse espérance d'une prise, quelque part, qui aurait pu me retenir dans ma descente. Mais mes mains avaient beau mâcher le précipice de ma chute, jamais elles ne se resserrèrent sur un signe tangible. Alors : à tâtons encore et toujours, elles cherchaient. Et pourtant, la chute continuait, et plus elle continuait, plus elle m'entraînait dans des méandres inconnus. La seule lumière qui me restait désormais était celle du haut de mon puits, qui rayonnait encore faiblement contre les parois glissantes.

Comme je maudissais mes pauvres réflexes humains ! Je l'avais vue passer au-dessus de ma tête, très lentement d'ailleurs. Pourtant, je ne m'en étais pas saisi, dans un accès de pudeur. La glotte. La glotte qui pendait. Oui... J'aurais pu m'en saisir, changer le destin de ma chute. J'aurais pu rester accrocher ainsi, ne pas descendre de ma glotte, m'y balancer pour mon bon plaisir. Mais il y avait tant de fatalité à ma chute, que je n'avais osé m'y opposer. Aussi la glotte était passée, je l'avais regardée droit dans les yeux, elle m'avait rendu son regard, et j'étais passé moi aussi. Tombe, tombe ! Tu ne méritais que ça. C'est la pente naturelle, une inclinaison banale qui te tire vers les gouffres avides du néant ! Et quelle belle jambe cela te fait : faire du pied à une langue inconnue. Mais, qu'attendais-tu d'autre ? Il aurait été plus sage de faire demi-tour, plus sage de prendre davantage de précautions... Mais comme toujours... Ah ! je n'avais aucune excuse. Non, aucune. Aucune ! Alors je tombais, et j'acceptais ma chute comme un châtiment mérité, comme le juste retour d'une vie que je vivais trop innocemment, dans le confort amer de ma propre détestation.

Beau sang noirWhere stories live. Discover now