Chapitre V

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On étalait entre les nuages des oiseaux du rouge au bleu, qui couraient perdus dans le ciel, à la recherche de quelque chose que tout le monde ignore, que nul ne soupçonne. Ainsi cet oiseau-là... Il s'étalait plus peut-être que celui à côté. Mais non, ce n'était qu'une illusion. Une illusion ! Je me fourvoyais... Comme toujours... Oui. Les sentiments sont tellement trompeurs... Mais si on regardait de plus près, peut-être si je me penchais ainsi en avant, tout en tension. Je m'approchai du vide, je glissai sur le sable qui à mi-voix encourageait ma folle course. Chantez, chantez ! Mes pieds meurtris, chantez ! Chantez sur le sable et tendez vers, vers le lointain. Mais pourtant... Non, on ne pouvait pas. On ne pouvait que confondre. C'était un tour de l'esprit. Vraiment, c'était inconcevable. Oui... Inconcevable, tout à fait. Cet oiseau-là, non, non. Il ne lui ressemblait pas. Depuis quand un oiseau pouvait-il ressembler à une épaule ? Non... Non ! c'était une simple illusion. L'oiseau ne peut se dévêtir, à moins de s'ôter les ailes. Mais un oiseau sans ailes... ça tombe. Eh oui, ça tombe ! Si ce n'était pas là une preuve ! Une sacrée preuve même ! Décidément, cela n'avait rien, mais alors rien du tout à voir avec une épaule dénudée, avec le soyeux mélancolique de la peau qui s'étire, qui s'étire et s'étire avec ses ailes... Ses ailes. Pourquoi donc des ailes ? Pourquoi ! Qu'avais-je fait pour qu'on me torture ainsi ? Car je les voyais bien, avec leurs manèges abjects. Ah... Fourbes ! Vautours couleur sang, vautours couleur mort : vous ne m'aurez pas. Charognards ! Tant que je me tiendrai droit, bien droit, tout droit comme un i et même un peu raide, vous ne m'aurez pas. Car jamais il ne me viendra la peine de m'allonger, jamais. Jamais ! Debout, je résisterai, je braverai la pluie, le vent et les tempêtes. J'affronterai l'hydre qui sommeille encore, je repousserai l'air qui s'embrase en moi, je trancherai mes pieds pour ne plus jamais chanter. Vaines mutilations vinrent m'embrasser tout entier cependant que je marchais toujours un peu plus au-devant de la dune.

Oiseaux de mauvais augure qui peignaient dans la lumière âcre du couchant, des fleurs lestes en nénuphars brodés. Les rais du soleil brunissaient les ombres azurées. Les nuages coulaient, légers, dans le courant obscur. Et les oiseaux n'en finissaient plus de se noyer, piqués comme des étoiles filantes, dans le grand ciel dégagé. Ruisselait le bruit des vagues, jusqu'en haut pour mieux toucher, trembler du doigt en air cocasse les firmaments esseulés. On savourait les nuages qui filaient sans trace, en bolides de compétition. Ils slalomaient farceurs, à toute allure, à toute vitesse, à tout prix entre les oiseaux qui criaillaient de rage en petits vaisseaux de fumée. C'était la course à la tempête. Le vent claquait, le signal lancé. On s'engouffrait entre les couches d'air. Ici, un courant ascendant faisait prendre la tête à l'un, une perturbation inattendue en perdait un autre. On ne refroidissait jamais devant un moyen ou un autre, fut-il cruel, de dépasser son prochain. Futile, tant de cruauté, futile. Futile ! Je hurlai maintenant, mais les nuages ne cessaient de couler, de jouer dans coudes en coulant, en courants d'air. Ils devaient me prendre pour un amateur, un amateur qui crie à son favori, qui ne l'entend pas mais qui sait qu'il est là, il sourit, il n'est pas amer, il sourit car il veut gagner et se croire gagnant. Mais je ne criais pas au favori : je hurlais. Et quel hurlement ! Un hurlement dont je pouvais être fier. Un hurlement qui, j'en suis convaincu très intimement, s'il avait été écarté toutes les conditions physiques habituelles, aurait dépassé bien largement ces petits nuages qui filaient, filaient dans le ciel en jouant les oiseaux de mauvais augure.

Fratricide, fratricide ! Du haut de mon tertre tout en dune, j'arrachais le sable de mes mains et je le jetais, le jetais sans cesse souffler dans le vent qui l'emmenait loin, très loin, au fin fond du monde et de la phrase qui s'étend dans un souffle lointain jusqu'à la mer, à l'océan qui bruisse de ses cheveux qui crépitent, tout au loin, en éclats d'acide. Acides fratricides. Je comptais, en pointant du doigt, les oiseaux de mauvais augure qui peignaient le ciel, et aussi le soleil couchant qui peignait les oiseaux de mauvais augure qui peignaient le ciel. Je tendais l'index, et tout le bras aussi comme un télescope. Lunette d'astronome tendait vers le ciel, mon index et tout mon bras aussi. Et fermement, du coin de leur bec, les oiseaux de mauvais augure me saisissaient l'index et tout le bras aussi, et me tiraient vers le ciel et vers la mer dévorante, qui ronge la falaise et le sable comme l'acide l'acier. Lasses, les eaux débordaient sur la plage, la sciait en écume acide, de ses belles dentelles ornées.

En teintes aquatiques, on grenait le ciel. Furieux, il me prenait de jeter en l' air des grains de sable tantôt criants, tantôt rieurs. Les nuages, en volutes fantomatiques, de leurs spectres volatiles s'écartaient devant les grains qu'on leur jetait à la figure, avec un air aimable, affable, plaisant. Ils esquivaient, mais pas trop vite. Juste assez. Juste assez... On recouvrait peu à peu, tandis que le soleil déclinait, le ciel d'une poudre de nuit, qui luisait comme une luciole dans les derniers éclats de jour. Il lui restait juste assez de vigueur, de fausse vigueur pour faire fondre, pour brûler le sable, le sable et la poudre de nuit au-dessus de la mer acide. Les nuages fondaient, fondaient délicieux : l'un se teintait de rouge, l'autre d'orange. On se mêlait, on se mélangeait. De petites crêtes dorées soulignaient dans un demi-éclat, les formes angéliques des nuages fuyants, soyeux, doux au regard, presque au toucher. Puis dans l'obscurité, le noir semblait tout gagner, féroce. La mer et le ciel se confondaient, se touchaient, se jaugeaient du regard. Bientôt, le ciel tout entier, avec ses nuages et ses oiseaux de mauvais augure, tomba dans la mer. Un souffle de vent agita la plage et le tertre où je m'étais juché. L'écume se faisait plus forte, elle volait dans l'air, éclatait sous le poids des atomes qui explosaient, contre les rochers, sauvage. Les cheveux battants, fous. On creusait, au creux des ailes magnifiques des vautours sombres, des ombres imparfaites, en pointillisme. La mer rongeait le ciel, le creux entre les nuages, pour mieux dessiner des formes en estampes grossières. Teintes aquatiques, gorgées de noir. La poudre de nuit, toute fondue par la torpeur du couchant, gardait par endroits le ciel intact, tandis qu'à d'autres les eaux dévoraient en bons charognards les nuages, le rouge et l'orange, et les oiseaux de mauvais augure. On perçait çà et là les voûtes cathédrales d'humeurs marines. On soufflait enfin plus fort, plus fort encore. Le vent s'engouffrait en murmures dans mes cheveux, creva la mer et ses boucles qui dansaient le grand chaos. Incapables de cesser, mes pieds chantaient toujours vers l'océan. On précipitait la poudre de nuit au loin, derrière la mer, derrière le chaos. Et dans un jeu de contraste merveilleux, on dévoilait à mes yeux et aux yeux du monde, des ombres fantasques, des étoiles splendides.

Horreur ! Horreur ! Je n'avais désormais plus le droit de fermer les yeux. On me tirait les paupières, afin que je garde le regard bien droit, que la vision pénètre mes yeux. Dans le chant d'agonie des oiseaux de mauvais augure rongés par la nuit, l'épaule se dessinait. Blanche, superbe dans la nuit. Délicate, soyeuse, piquée de quelques étoiles. Puis un torse tout entier se détachait dans l'obscurité. Puis un visage entier. Un visage tout entier, qui me regardait, avec deux étoiles cousues juste là où il fallait pour donner deux beaux yeux luisants. Zach... Zach ! Pourquoi me poursuis-tu ? Que me veux-tu ? Tu sais pourtant... Tu le sais... Cherche l'offrande ailleurs, je n'ai rien à t'offrir. Rien qui ne sera à ton goût. Zach... Si tu savais, Zach. Si tu savais comme je suis laid, laid avant tout. Regarde-moi, seul en haut de ma dune. Je contemple le monde et la création du vil soleil. Je te contemple à travers tout. Rien que pour toi, les nuages avaient cessé leur course folle, le temps semblait s'être ralenti, presque suspendu ; mais les vagues continuaient à rugir, et le vent à les coiffer.

Je me penchai et trouvai à mes pieds, mes pieds qui chantaient toujours leur peine et le sang qu'ils perdaient, deux coquillages assez beaux, très gros, avec des formes baroques et de petites figures coquettes. On lisait dans les rayures leur vie entière. Mais je n'avais pas le temps de lire, ce soir. Je n'avais plus le temps. Alors, je serrai très fort les deux coquillages assez beaux, et je les précipitai dans le vide acide en direction d'un esquif bâtard qui fuyait au loin dans la nuit, au travers des cadavres d'oiseaux de mauvais augure qui tombaient en grands fracas dans la mer acide qui rugissait, eau forte et violents présages.

Beau sang noirWhere stories live. Discover now