Chapitre premier

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Il s'étalait en ombres diaphanes dans son cadre doré. Diffuse, froide et rêche mouvance : s'élevait dans la nuit sa silhouette superbe. Chut. Plus un bruit. On croit entendre quelque chose, quelqu'un... Ce n'est rien. Un rêve. Chut. Peut-être... Non. Non, ce n'était rien de tout ça. Rien du tout. Drôle. Affreux. Indécent. Retrouvons le chemin de la lumière, celle qui inonde la nuit noire en drôle de lucarne, qui crève l'obscurité sournoise comme un abcès que l'on crève ; sournois.

Il étendit un bras, peut-être l'autre. En danseuse. Ombre pingre, pingre ombre qui se voilait de mon regard : il lâcha peut-être un soupir en asseyant, mais peut-être qu'il ne s'assit pas, qu'il ne s'assit jamais. Deux ailes de porcelaine s'étaient échouées devant mes yeux cavés. Un doux vent courait les étoffes, froissait, déchirait leurs plaintes qui claquent le vent. Silhouette noire tranchait encore la porcelaine de ses belles mains. Que cherchait-elle à s'agiter autant ? Peut-être... Crever ? Crever le cadre, cadre infâme. Peut-être. Il y avait dans chacun de ses gestes cette agonie qui fend le cœur tant elle est belle, tranchait de ses belles mains la porcelaine encore.

Un souffle plus puissant que les autres fit vaciller en cascade la porcelaine chancelante. Pendant quelques instants, elle se noya de quelques taches sombres discrètes puis dans un éclat plus opaque encore elle poussa un râle, pas un râle de mort, mais râle de râle-vivre. Son visage se fana pour quelques temps, épuisé sans doute. La lumière ne cessait d'irradier en caustiques inquiétantes, dans le cyprès pas trop loin, et partout dans le cadre. Mais quel triste cadre !... Mais quel beau cadre ! Vierge de tout, on aurait voulu y peindre quelques touches, redonner quelques couleurs guillerettes au visage de porcelaine qui claque, drapeau sombre, au vent de nuit. Mes yeux étaient incapables de tel pinceau, de telle prouesse. Je ne les voulais capables de rien sinon d'embrasser le blanc torride qui, en chaleurs étouffantes, perçait toutes les ténèbres avec tant de force, tant de conviction qu'il en émanait des relents âcres de catabase.

Je posai ma main sous mon menton et m'appuyai plus fermement contre le rebord de ma fenêtre. Geste antique, geste penseur, geste doux, très doux. Caresse froide un peu de barbe disparate, pas encore blanche. Le cadre avait le monopole évident de la blancheur, de toute la blancheur. C'était ainsi. Que pouvais-je y faire ? Attendre ? Sans doute... Oui. C'était ce qu'il y avait à faire. Attendre et voir, voir observer et tendre, tendre tellement tendresse est belle.

Il eut peut-être un mouvement plus brusque, ou était-ce seulement une humeur de mes yeux ? Il sciait inlassablement en ombres larges la rare lumière. Ça faisait une auréole. Pour peu, elle aurait été divine. Belles divines.

Et en effet, on voyait poindre peut-être un peu de jaune, un soupçon de bleu. Lumière et ciel. Mais c'était amer, très léger, très subtil, malhabile aussi. Les belles ailes de porcelaine ne cessaient de frapper au vent. Quand les tourments cesseront-ils de ruiner les mortels dévolus ? Lui pantin malhonnête qui n'a que son ombre pour exister. Il s'agite, il s'agite ! le bougre. Quelle belle farce !... Si elle n'était pas si tragique... Si délicieuse aussi, tellement délicieuse. Vole, ange. Vole ! Satan n'attend que toi dans ses bras anthropophages. Et toi, tu ris. Il rit. Je le vis rire, de mes propres yeux mais il se cachait, oh ! comme il se cachait... Derrière, tout derrière ses ombres diaphanes en beaux diadèmes dorés.

Roi ! Roi, voici le roi des ombres.

Ma main continuait à m'embrasser le visage ; bientôt, elle le baiserait tout entier comme une mère. Mon front s'était imperceptiblement collé au froid du verre. Je m'acharnai, pour mieux me brouiller la vue, à projeter une brume en petits éclats de coton. Je peignais ce que je savais peindre. De mon doigt, un petit crissement doré, c'est chantant. À bien y regarder de plus près, on pouvait presque imaginer entre deux battements de paupière, de minuscules gouttelettes filer dans l'ombre de la brume, douce brume de coton. Alors, comme un nuage brouille le ciel, la brume sur le verre brouillait la nuit ; alors, comme un nuage pleure le ciel, la brume sur le verre pleure la nuit. Mais perçait, toujours et encore, dans la brume brumeuse de la nuit, les larmes foudroyantes de la lumière qui au loin chancelait, en éclairs éclatants, torrides éclairs. Je me retiens de fouetter, fouetter le verre de mes mains glacées, d'y planter mes doigts avec hargne, sans vergogne. Sans doute le toucher m'aurait déplu, tant déplu : je ne voulais que sentir la brume infâme qui retenait mon regard. Je décollai le front du verre, fis quelques dessins épars, difformes, malhonnêtes. Fixe comme la lune collée au ciel, la lumière se voilait, lunaire, par quartiers entiers. Elle s'enveloppait coquette parfois, dans une humeur du soir volage. Puis en belles formes, le noir revenait : il éclipsait tout, scindait en morceaux le cadre brisé. On le voyait plus proche, plus flou, plus fou, plus sombre. Il avait ses airs grandiloquents derrière ses ailes lunaires. Il se sentait à l'abri, hors de tout, de la vue surtout. Quelle impudence ! Quelle illusion ! Mais peut-être... s'il levait une de ses ailes... ce serait superbe ! Une exquise vue ! Mais jamais, jamais ses ailes ne se lèveront : toujours il sera ange, ange masqué ingénu.

La tempête s'abattait un peu plus, et tout était calme. La silhouette était là, fidèle. Elle s'était un peu redressée, elle est sérieuse. Le cyprès était plus loin que jamais et le vent courait, courait pour le rattraper. Que d'imagination. C'est évident qu'il n'y arrivera pas. Le vent, c'est bête. Ça ne fait que courir. Ça ne sait pas vivre. Ou alors... Non, ce serait révoltant. Absurde. Abscons ! Oui, abscons ! Exactement !... C'est le mot juste, le juste mot. C'était quoi ? Un oiseau, il vient souvent sur le cyprès. Il court, il court, c'est ça, il court, court, vole et court petit oiseau. Tant de joie ! Cours, oiseau ! Cours et vole loin du cyprès loin ! Le vent qui court s'engouffrera dans tes ailes, et tu voleras !

Comme un liquide immonde, le noir se débattait dans l'eau vive de ses ailes. C'était tout une histoire, un théâtre aquatique ! Oh, comme j'aurais voulu y assister. Bien sûr, j'y assistais à l'instant. Mais quel déplaisir de ne pouvoir lever le voile, comme un lever de rideau. Et pourtant, le rideau abaissé, l'histoire continuait à se dérouler au-delà. Il y avait tout un univers au-delà du rideau, et il me sembla à cet instant que cet univers rescellait tant de choses splendides que mes yeux auraient été trop aveugles pour les admirer. Peut-être était-il mieux que le rideau ne se lève pas. Pas encore ? Ou bien jamais. Jamais, ce serait bien. Quelle idée, quelle idée vraiment ! Peut-on attraper froid au front ? Sans doute pas. Mais si jamais... si jamais c'était possible... Ce serait affreux, tout simplement affreux. Non, pas de doute. Ce n'est pas possible. Rien de tout cela n'est possible. Je détournai les yeux.

Deux longues lignes s'étirèrent dans la lumière dorée en un angle saugrenu. Comme un vase trop rempli, je le vis verser en arrière, tout ouvert. Une forme sombre courait le long, tout le long de ses bras couverts de noir. Ça passait au milieu, puis ça courait jusqu'au bout des lignes en farandoles obscures. Dentelles noires dans la nuit, pourquoi vous dévêtez-vous ? Par pudeur, le noir se fit plus petit, plus discret. Il s'enterrait vers le fond du cadre, en bas. Il se cachait de moi, de la vue du spectateur indécent. Pourquoi n'ai-je pas honte ? La honte devrait me glacer les sangs. Non, je ne regrette pas... mais pourquoi ? La question. La question est ma propre honte. Non, je ne dois pas... mais pourtant... ? Pourtant ! Ah, je bous. Le front chauffe sur la vitre, tellement que je crains de la faire fondre. Enfin, je ne crains pas vraiment. Mais si ça arrivait ? Si jamais on s'emparait de moi en vil pantin ? Vil pantin noir, malotru ! Je fis de grands gestes pour moi, sans vraiment les faire, juste en les pensant très fort.

Puis, d'un geste vif, les ailes tombèrent et les rideaux fuirent : il n'y avait que son torse nu et son regard vif qui, seule lumière de la nuit, tranchait le noir jusqu'à mes yeux, de sa fenêtre à la mienne, comme deux voisins de musée habillés en spectateurs incrédules.

Il ferma ses volets tout en me fixant, sans un bruit.

Noir, noir je te déteste, je te hais. Noir qui souille ma peau, mes veines, vaines mains qui m'étranglent. Pourquoi mes yeux voient-ils ? Pourquoi te détesté-je, noir ? Noir, toi qui est tant mon sauveur que mon assassin. Ah ! Terrible assassin. Meurs, meurs, meurs ! Meurs toi-même dans ton noir ! Massacre ! Ô saint massacre, meurs massacre de tes mains ! Toi-même, tu coules dans le pétrole obscur de ta non-essence, car rien de toi n'est, rien ! Rien, tu m'entends ? Et pourtant... ce soir-là... je m'entendis si bien...

Beau sang noirWhere stories live. Discover now