Chapitre IX

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Il balançait ses nageoires pour se maintenir en équilibre et laissait parfois dans son sillage des crevettes ou de petits coquillages. Une à droite, une à gauche. Une à gauche, une à droite. Il se dandinait comme une poule d'eau, et ses écailles luisaient à la lumière crue de la lanterne qui chancelait doucement. Comme une vague de poussière blanche, il y avait un grand mouvement qui parcourait la surface miroitante et immédiatement, des milliers d'éclats de toutes les couleurs jaillissaient. C'était une palette merveilleuse, on peignait par petites touches ici un rouge vif, là un bleu timide, enfin un jaune vindicatif. Et tout ce beau monde se mélangeait en mondes entiers. On chantait des tableaux merveilleux, traversés de tempêtes insoupçonnées. On déchaînait les éléments par tant de teintes qu'on se figurait un tout qui n'existait qu'au creux de l'écaille miroitante, par un miracle que nul ne saurait expliquer. On trouvait là un reflet si parfait de l'existence qu'il suffisait d'y porter un seul œil pour s'y engouffrer tout entier, la tête en avant, le corps suivait. C'était un tourbillon d'un magnifique, d'un splendide... Délicieux ! Et cette subtilité dans l'accord, l'harmonie. Comment pouvait-on mêler tant de couleurs, si distinctes, si intrinsèquement différentes sans courir à la catastrophe, vomir une cacophonie difforme. Mais le rouge roulait doux, ronronnait comme rugit le tigre lové, en cors puissants. Le bleu donnait volontiers de la voix, vibrait, volait et déployait ses ailes immenses. Le jaune enfin sifflait une mélodie, si limpide, si simple, si sensible qu'il produisait des enchantements qu'aucun homme n'avait jamais pu percevoir. Mais le plus délectable ne résidait sans doute pas dans le mélange des couleurs. Une à droite, une à gauche. Une à gauche, une à droite. Non ! Il se situait sans doute dans l'amour de la lumière chancelante, qui caressait doucement les couleurs mêlées. C'était cet éclat qui était si extraordinaire : l'éclat de la lumière sur les choses du monde, qui inondait les formes fécondes de l'ordinaire, et s'inondait en moi dans le même temps.

Petites écailles endormies se chevauchaient comme autant d'arcs-en-ciel. Elles se croisaient, régulières, sans jamais mêler leurs couleurs, ni prêter à la confusion. Plutôt, elles entretenaient une régularité qui tenait en respect les plus fins architectes. Elles formaient ensemble, dans une alternance parfaite, une sorte de toiture où s'organisaient des mousses improbables. Celles-ci étendaient leurs bras très loin, disparaissaient même sous le costume du thon qui s'avançait toujours de la même démarche courbe, droit devant. Car n'oublions pas le costume taillé impeccablement qui lui tombait admirablement, prolongeait ses nageoires en de véritables petites bras. Une cravate lui pendait au cou et lui donnait, à certains moments, lorsque la lumière chancelante de la lanterne voulait bien mettre en exergue certains traits de son visage, un air de coq. D'ailleurs, il se tenait bien droit. Il y avait dans sa démarche tant de fierté, tant de prestance qu'il ne m'aurait pas étonné de l'entendre pousser un cri. Pourtant, il n'en fut rien, et les belles écailles passaient devant moi sans même noter ma présence.

Dans un élan maladroit, je le hélai cependant. Durant d'affreuses secondes, l'idée terrible qu'il ne me prête aucune attention me vrilla les entrailles. Je le voyais déjà continuer avec la même constance, sa route vers des lieux dont je ne connaissais rien, moi aveugle de noir. Et je voyais déjà continuer avec le même balancement, sa lanterne fichée au bout d'un grand bâton qui ployait sous son poids, comme la branche d'un vieil arbre ploie sous le poids de trop de fruits pour son âge, ou ploie par les caprices vigoureux d'une tempête. Je voyais la tempête s'étalait dans toute la largeur de son tableau, s'adonner à des représentations plus audacieuses les unes que les autres, dans un concours de puissance évocatrice dont seule la muse se sait gardienne. Enfin, tout au cœur de cette tempête, le thon en costume se taillerait un chemin, très droit, de son air poseur, imperturbable. Il avancerait ainsi, en procession infinie. Une à droite, une à gauche. Une à gauche, une à droite. Il braverait les écueils des remous, fendrait de ses écailles splendides, les flots monotones mouillés de la fadeur de la nuit. Et à cette nuit, et comme toute tempête, il n'y aurait que le balancement régulier de la lanterne, lune parmi le ciel noir étoilé d'orages. Lune guide les orages, guide le thon à travers la chair tortueuse. Elle seule en connaît tous les méandres et les naufrages, se souvient des multitudes silencieuses qui hantent en spectres blancs certains coins, jetés vers le ciel en colonnes. Elle précède tout, chancelante, danseuse, charmeuse. Et on l'entendait professer d'une voix crépusculaire, sourde comme la brise ténue des nuits estivales : thon, thon, thon, viens. Et il venait le bougre ! Il venait. Je le voyais balancer avec toujours plus de vivacité, ses nageoires rayonnantes de maladresse. Quelle idée finalement qu'un poisson hors de l'eau ! Comme j'avais été sot de n'y voir qu'une réussite... Maintenant... Oui, maintenant, je voyais tout. C'était clair, limpide, ça n'avait jamais été aussi clair : il était gauche, tellement gauche. Il trainait la nageoire au sol, il courait après l'eau en agitant sa petite lanterne fanée. Plusieurs fois, il me sembla même qu'il était proche de s'étaler. S'étaler de tout son long, goûter le sol à pleines branchies, se noyer dans la chair moelleuse qui s'étendait à perte de vue comme des plaines sous-marines. Alors, il laissait échappait sa lanterne, elle lui sautait de la nageoire. Comme elle était heureuse d'être libre ! Comme elle était joyeuse ! Elle lançait en l'air des éclats de rire comme autant de lumière, et bientôt tout apparaissait éclairé comme par un beau jour d'été. Elle tournait sur elle-même, drôle de toupie, et je la ramassai et la caressai doucement. Comme un chaton, elle se mit à ronronner... Comme c'était doux, chaud ! Tant de fragilité au creux de mes mains, délectable. Tant de vie aussi. Je me sentais grandi d'une responsabilité nouvelle, avec ma fragile lanterne qui fardelait tout ce que pénétrait son regard, d'un halo blanc écru. En opératrice allègre, elle formait les faix et les faisait en formes. Si la lumière avait pu émettre un son, sans doute aurions-nous entendu un cliquetis systématique, craquelle, croasse la mécanique de belle lumière. Belle lumière jetait en épais paquets, les formes qu'elle modelait vaillamment, de toute la force de sa bravoure, jusqu'à mes rétines aveugles. Comme elle se donnait du mal, comme elle s'acharnait à l'ouvrage ! Surtout pour ces écailles. Ces écailles multicolores... Quel travail ! Quelle outrecuidante complexité !

Le thon en costume se retourna soudainement, tandis que je l'avais hélé. Je fus tout d'abord pris à la gorge lorsque je constatai ses yeux cavés. Sans cesse j'avais été happé tout entier par l'admiration éternelle de la magnificence de ses écailles, mais désormais ses yeux constituaient un intérêt bien plus accru. Ils étaient bien éloignés des yeux morts sagement alignés sur les étals de marché. Ils n'avaient pas cette même teinte cadavérique, ce vide vitreux qui donnait l'impression d'être observé accusateur, par les mânes des poissons sacrifiés. Non, rien de tout ça dans ce regard. Il y avait quelque chose... Pas que ce regard regarde précisément quelque chose, non ! Non... Il y avait... C'était certes évident : il était aveugle. Mais pourtant, il y avait cette étincelle de vie. Cette vie qui sépare le mort de celui qui ne voit pas. Et puis il y avait cet air doux, tout opposé à l'irascible vue des champs mortuaires, puissent-ils être décorés, embellis d'autant d'algues qu'on jugera nécessaire afin d'endiguer l'odeur, l'odeur saline et l'odeur fétide de mort.

Ce fut une évidence. Je me joignis à lui, ses écailles, son regard aveugle. Et nous marchâmes, nous marchâmes et tandis que nous marchions, je sentais combien, en son for intérieur, une seule idée le taraudait. Lorsque les gens pensent à quelque chose avec force conviction, on remarque souvent qu'ils arborent un air de convenance, un air qui puisse seoir au prestige de la situation. Car quand on pense avec force conviction, c'est une mise en mouvement extraordinaire de tout un être, une convergence inextricable vers les dédales et les désordres des apories intimes. L'air du penseur, fut-il grave ou détaché, inspire toujours un respect forcé. On organise soi-même, de sa propre volonté, son visage afin de servir une expression de consentement à l'activité intellectuelle, tout en prenant garde de s'en détacher, de ne s'y mêler sous aucun prétexte. Et cette fabuleuse expérience m'apprit ainsi que les thons pensaient comme les hommes : en faisant d'affreuses grimaces. Notamment, on aurait dit qu'il faisait la lippe, avec son visage tout déformé par l'avant : la mâchoire bien trop avancée, le nez inexistant et les yeux aveugles n'y ajoutaient rien qui puisse contredire la disharmonie. Pourtant... Pourtant je sentais combien il cherchait. Il cherchait le thon ! Oh, comme il cherchait le thon ! Il brandissait sa lanterne bien haut et reniflait l'air de son regard cavé : à la recherche du thon. Aussi, rien ne me sembla plus logique que d'organiser mon propre visage, cependant que je lui emboitais le pas, d'une expression que je jugeai comparable, sans pour autant me reconnaître le génie que je voyais bien dans sa pratique ancestrale : ma mâchoire restait trop accrochée vers l'arrière, mon nez ne voulait pas cesser d'exister, et mes yeux de voir. Il me restait néanmoins une dernière ressource : moi qui suivais sa lanterne, je cherchais, avec toute la force et de la pensée et du désespoir, l'homme.

Beau sang noirWhere stories live. Discover now