Chapitre 2 - Marie

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Les eaux troubles de l'étang avalaient les derniers rayons du pâle soleil hivernal. Quelques étoiles brillaient entre les nuages oppressants et le couchant teintait de gris la silhouette de l'abbaye qui surplombait l'étendue d'eau. Prisonnières des flots gelés, des feuilles rouges d'érables lointains semblaient en suspension dans le temps, figées dans la glace éphémère. De rares flocons commençaient à virevolter, esclaves d'une brise machiavélique. Ici, ils tourbillonnaient autour des enfants sans se poser et là, ils s'accumulaient en congères, autant d'obstacles à contourner ou, pour les plus petits téméraires, à escalader. La neige avait pris possession de la ville depuis le début du mois et ne la laissait que peu respirer. Voitures et piétons pressés la souillaient et le poète, lui, admirait la forêt sous cet apparat féerique.

Les plus jeunes s'en amusaient, mais ce temps contraignait de plus en plus de personnes : absence de pneus neige pour aller travailler, coupures d'électricité qui plongeaient dans l'obscurité, canalisations congelées qui risquaient de noyer la maison. Chacun rencontrait son lot quotidien d'inconvénients à ce temps rarissime selon les flashs météo quotidiens. Comme à chaque saison finalement, rares ou pas les intempéries faisaient grincer régulièrement des dents.

La fin d'après-midi aurait dû annoncer l'effervescence quotidienne que subissait normalement la ville : sortie des écoles, ouverture de la médiathèque, la journée de travail s'achevant pour certains tandis que d'autres l'auraient commencée. Le parfum du vin chaud aurait réchauffé les cœurs désespérés. Cependant, les rues demeuraient quasiment désertes. L'annonce de la tempête à venir avait perturbé l'organisation des familles et des travailleurs qui finissaient tous de se calfeutrer bien au chaud près d'un chaleureux feu de cheminée, préparés à six jours de tempête. Seule Marie, la directrice de l'école se trouvait encore à son poste. Elle corrigeait ses dernières dictées et se pressait d'entrer les notes sur le portail Internet créé pour ses classes. De cette façon, les enfants pourraient connaître leur résultat avant les vacances et avoir une base sur laquelle travailler.

Le contraste entre l'éclat de l'écran et le voile d'obscurité du couchant fatiguait ses yeux. Concentrée, elle n'avait pas vu la lumière décliner. Elle se leva pour allumer les néons de la salle. Ils clignotèrent un instant, comme s'ils avaient été réveillés d'une trop courte nuit et qu'ils voulaient retourner à leurs rêves. Marie ferma les paupières quelques secondes pour s'habituer à la clarté nouvelle. L'école était silencieuse et seul l'écho angoissant du souffle du vent grandissant qui s'engouffrait sous les portes et dans les couloirs lui parvenait. Elle frissonna. Elle ouvrit les yeux et se rapprocha des gros radiateurs qui longeaient la baie vitrée. Elle se frotta les bras pour dissiper le froid qui parcourait sa peau et colla ses cuisses contre les chauffages. A l'extérieur, la cour se couvrait d'une épaisse couche de blanc, la tempête de neige commençait. Il était temps de rentrer. Pourtant, les flocons qui tournoyaient dans la brise la fascinaient. Elle aurait pu rester des heures à observer ce spectacle poétique, ce moment de grâce. Elle savoura l'instant.

Soudain, un léger mouvement attira son attention sur la droite de la cour. Elle plissa les yeux, avança le cou jusqu'à coller son nez à la vitre. Le contact glacial avec le verre la surprit. Elle recula la tête et chercha la forme à nouveau. La buée l'avait plongée dans le brouillard. D'un geste de la main, elle ôta le voile de brume. La directrice distingua alors une petite forme sombre assise sur un banc près du portail d'entrée. Ses sourcils se froncèrent.

Un élève oublié ?

Marie sortit de sa torpeur. Comment se faisait-il qu'un élève était encore là alors qu'Oscar, le professeur assigné aux sorties des enfants, avait quitté l'établissement plus d'une heure plus tôt ?

Il sait qu'il ne doit pas partir avant de s'assurer que tous les écoliers soient entre les mains de leurs parents. Mince ! Quel idiot !

Fâchée, la directrice attrapa manteau et écharpe pour rejoindre le petit abandonné.

Elle marmonnait entre ses dents. En début de semaine, ils avaient reçu un avis de la gendarmerie signalant la présence d'un supposé prédateur sexuel dans les environs. Un homme d'une quarantaine d'année avait été aperçu à plusieurs reprises à la sortie d'écoles de villes voisines. Personne ne le connaissait, pourtant il réussissait à attirer à lui les enfants isolés. Pour l'instant, il n'y avait encore eu aucune agression, mais ce n'était qu'une question de temps pour qu'un père ou une mère tourne le dos assez longtemps à son enfant pour que celui-ci disparaisse, happé par une main peu scrupuleuse. Cette information avait terrorisé les parents qui se pensaient à l'abri de ce genre de déviances à la campagne. Comment Oscar avait-il pu être aussi négligeant ?

Ses talons résonnaient sur le carrelage du couloir qui menait à la cour. A chaque pas, son cœur se serrait un peu plus. Sa respiration devenait haletante. Elle imaginait déjà l'enfant, les mains gelés, les lèvres bleues et le regard vitreux. Elle ne supporterait pas ce spectacle terrifiant. Elle secoua la tête comme pour effacer d'un coup de gomme cette fascination du pire et chercha quelques mantras à réciter, autant de forces positives qu'elle pouvait invoquer pour éviter le pire.

La panique allait la déborder lorsqu'elle posa la main sur la poignée de la porte. Une froide rafale s'engouffra dans le couloir. Marie reçut une vive gifle de flocons en pleine face. La violence du choc lui coupa brusquement la respiration. Sa gorge brûlait. Les épines de givre avaient forcé le passage de ses lèvres pour creuser un chemin jusqu'à ses poumons. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux. Elle se protégea le regard de ses mains et se dépêcha de rejoindre l'enfant, le souffle court.

Alors qu'elle s'approchait du banc, elle se figea, clouée au sol en plein mouvement. Statue de marbre. La gueule béante, telle celle d'un animal pétrifié par l'effroi. Les yeux rivés sur la silhouette sombre qui commençait à se couvrir de neige. Le petit corps ne bougeait plus.

- Élias...

Sa voix n'était plus qu'un murmure transporté par la brise. Au-delà des mondes.

L'Enfant-Double - Tome 1 - Des retrouvaillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant