Jeux de rôle - partie 3

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À ces mots, la jeune femme posa ses yeux sur la statue de la bête ailée, située à quelques enjambées d'elle, sur la place centrale de la ville-haute. Elle avait l'habitude de passer à côté d'elle, tous les jours. Mais elle prenait toujours soin de ne pas croiser son regard fixe et menaçant. L'horrible félin à dents de sabre semblait observer la scène, alors que de sa bouche coulait son éternel filet d'eau paresseux. Plusieurs gamins inconscients étaient grimpés sur son dos pour mieux apprécier le défilé de soldats.

Un coup de vent passa ; on eût dit que la chimère de pierre frissonnait et allait s'éveiller pour dévorer toutes les âmes alentour. Nellea déglutit pour dénouer sa gorge serrée.

— Loin à l'est, dans la cité aédelfienne ! reprit l'homme au livre, déchaîné. Ici même à Aredhel ! Et plus à l'ouest, sur les montagnes de Fracture ! Partout ! Partout, il n'y avait que souffrance, désolation et douleur ! Êtes-vous prêts à subir la colère de son maître ? La bête n'était qu'un avertissement ! Et pendant que vous guerroyez contre vous-même, un chaos sans précédent se...

Avant qu'il ne puisse continuer ses diatribes, le plat d'une lame de bronze s'abattit contre son crâne. Il s'écroula comme un sac de chair inerte, tandis que des soldats royaux saisissaient les autres dévots toujours en train de prier.

— Fils de chien de fanatique ! gronda l'agresseur. Je croyais qu'on en avait fini avec eux !

— Foutez-moi ces déchets au cachot ! ordonna un autre à ses subordonnés.

En quelques secondes à peine, et malgré leurs protestations véhémentes, les furieux adorateurs de Taïka furent évacués avec grande précipitation. Des coups de pommeau d'épée distribués à la demande eurent raison des plus farouches.

La plupart des locaux, trop absorbés par le cortège de chevaliers, d'écuyers, de pages et d'hommes d'armes, les avaient ignorés. Mais leurs harangues n'étaient toutefois pas passées inaperçues pour tout le monde. Une enfant trop jeune pour comprendre ce qu'elle venait d'entendre regardait de ses yeux ronds les soldats refouler le prêcheur et ses disciples. Sa chevelure blonde se répandait en une cascade d'or sur ses épaules. Coquette, propre sur elle, elle était l'exacte opposée de tous les gamins qui s'entassaient dans le faubourg. À la recherche d'un réconfort parental, elle attrapa de sa petite main les plis de la première robe venue.

— Maman, pourquoi ils emmènent le monsieur ? demanda-t-elle à voix basse, comme si elle cherchait à respecter le silence du roi pourtant réduit à néant par le bruit environnant.

Mais plutôt que sa mère, elle découvrit en tournant la tête qu'elle était accrochée à Nellea. Elle eut un mouvement de recul instinctif et se décomposa comme si elle venait de commettre une terrible bêtise. D'un coup d'œil anxieux, elle chercha ses parents dans la foule. Hélas, une masse compacte lui bloquait la vue et le passage. Après un instant d'hésitation commune, la jeune femme s'agenouilla pour être à la hauteur du petit visage crispé par l'angoisse. Aussitôt, l'indifférence empreinte sur sa figure s'envola. Un radieux sourire éclaira ses traits alors que ses yeux verts se fermaient à demi. Maîtresse dans l'art du faux-semblant et de l'illusion, la cheffe rebelle savait paraître, tromper, maquiller ses émotions. Elle le devait. Jouer, caricaturer, imiter, feindre la joie, simuler les larmes ou cacher le mensonge sous ses masques variés, autant de domaines dans lesquels elle excellait. Ses multiples rôles et visages ne souffraient d'aucune faille. Jamais son cœur ne l'avait trahie, jamais il n'avait cédé malgré le poids qui le comprimait. Jamais personne n'avait découvert Aïsena. 

Elle inclina légèrement la tête, puis, d'une voix douce et calme, tenta de rassurer la petite fille :

— Je suis désolée. Je crois que je ne suis pas ta maman.

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant