Jeux de rôle - partie 2

Depuis le début
                                    

Aussi juste et nécessaire paraissait-elle lorsque les commandants la dépeignaient, nul ne pouvait se réjouir du retour de la guerre. La vraie, sale et immorale, capable de reléguer toutes les escarmouches secouant la Plaine Centrale au rang de querelles insignifiantes. Et quand bien même les Paladins prétendaient vouloir éviter les bains de sang et simplement atténuer les ardeurs rebelles, les soldats n'étaient pas si naïfs. Ils savaient qu'aucun insurgé ne ploierait sous quelque discours moralisateur ou épée menaçante. Un nouveau massacre allait ensanglanter la péninsule. Et la plupart des hommes n'en comprenaient pas les raisons. 

*

Shura avança dans les allées sombres et puantes des prisons souterraines. Son regard était redevenu neutre, il ne s'en dégageait plus ni effroi ni colère. Il avait surmonté son émotion. 

Çà et là des cris stridents déchiraient les tympans. Des gémissements plaintifs se répercutaient contre les murs. Et les armes des bourreaux traînaient au sol dans des frottements d'acier désagréables à l'oreille. Les geôliers jouaient de ces horribles bruits pour maintenir les détenus dans un état de désarroi permanent. Pour que le désespoir s'immisce au plus profond de leur cœur et ne les quitte jamais plus. Les prisons d'Aredhel étaient un monde à part, secret, enfoui dans le sol, un monde où les horreurs pouvaient se perpétrer sans retenue ; un lieu en marge du réel, où la bestialité primaire, la barbarie, s'exerçait sans aucun état d'âme. Comme si soudain les pires atrocités devenaient tolérables, tant qu'elles étaient commises sur des esclaves réduits à l'extrême limite de leurs forces. Leur vie n'avait de toute façon aucune valeur. Seule celle des hommes libres importait. 

Après quelques détours dans ce dédale sinistre, le Paladin s'arrêta devant la cellule d'Ilfenn, attrapa sa dague gravée puis cogna la lame contre les barreaux. Un crispant chant métallique oscilla entre les parois rocheuses. 

— Ma petite princesse, c'est l'heure de notre jeu quotidien, souffla-t-il d'un ton chargé de sarcasme. 

Aucune réponse ne lui parvint. La jeune fille était allongée sur le côté, à demi recroquevillée dans un coin de son cachot. Elle tremblait de tous ses membres, peut-être frigorifiée, pour sûr terrorisée. Du sang séché maculait le sol et les murs en grosses traînées noirâtres et coagulées, signe évident qu'elle avait jusque-là refusé de se plier à son interrogatoire. 

— Quatrième jour, reprit-il en raclant le bord de sa lame contre la grille. Même question. "Qui es-tu vraiment, Ilfenn ?". Es-tu prête à sauver ce qu'il reste à sauver de ton minois de petite fille ? Ou veux-tu que j'y grave à jamais une quatrième lettre ? La quatrième sur neuf. Il ne reste plus longtemps avant que tu sois défigurée à jamais, tu sais. 

L'injonction n'engendra toujours aucune réaction. Shura ouvrit la porte de la cellule d'un geste ferme. Son grincement rouillé, pareil au râle de l'agonie, n'arracha pas le moindre sursaut à la prisonnière. Elle tremblotait toujours, comme résignée, sans parvenir à effectuer un seul geste, un seul mouvement. 

— Est-ce que tu as déjà trouvé le mot que je suis en train d'écrire sur ta sale gueule ? Quand tu passes tes doigts crasseux sur les entailles de ton visage, arrives-tu à deviner les lettres que j'y ai déjà marquées, petite conne ?

Plusieurs secondes de silence complet. Puis, plutôt que d'entrer dans sa cellule pour lui infliger souffrances et humiliations, le Paladin se contenta de poursuivre son chemin, un sourire satisfait aux lèvres. Il allait sans se hâter, du pas typique de celui qui a l'éternité devant lui. 

— Tu as quelques minutes pour réfléchir. Je reviens. 

La grille pendait sur ses gonds et lui offrait à nouveau une fausse issue. Une invitation à fuir humiliante, vouée à la terrifier davantage. Sa cellule n'avait même pas besoin d'être verrouillée. À la merci de Shura, isolée, prise au piège, elle ne pouvait rien tenter. Dans les geôles d'Aredhel, l'espoir n'existait pas. Personne ne venait libérer les détenus. Et le nombre de soldats en patrouille dissuadait les plus téméraires d'entreprendre quelque évasion que ce fût. 

Le Paladin passa devant plusieurs cachots, puis avança dans un énième corridor obscur, situé dans les tréfonds de la prison. Il descendait toujours plus profond dans les abysses, si bien que les cellules autour de lui ne contenaient plus que squelettes menottés et ossements épars. Aucun homme ne s'aventurait dans ces méandres abandonnés depuis des temps immémoriaux. Bientôt il atteignit une porte de bois vermoulue, à demi enfouie sous du lierre luxuriant. Une ancienne porte prétendument oubliée de tous. Lorsqu'il posa sa main sur ses planches prêtes à céder, un garde en armure intégrale parut depuis un recoin de la pénombre. Ils se jaugèrent en silence, tels deux duellistes avant le combat. Un reniflement porcin brisa la tension ambiante, et une seconde plus tard, les deux hommes échangeaient une franche accolade dans un fracas de métal. La visière blindée de leur casque ne laissait rien voir des émotions qui les agitaient. 

— Que personne ne me dérange, avisa Shura en se libérant de l'étreinte. L'heure est bientôt venue. 

Le soldat jeta des regards soucieux autour de lui. Mais aucune âme n'errait dans les environs. 

— Va, mon frère, l'encouragea-t-il. 

Après une tape sur l'épaule et un salut d'une légère inclinaison de la tête, le Paladin franchit la porte et la referma derrière lui. Au-dedans, semblable à une petite grotte sous la roche, l'espace intérieur était plus sombre encore que les couloirs tortueux qu'il avait dû sillonner pour parvenir jusqu'ici. Une unique torche mourante, accrochée sur son support dans la paroi, peinait à repousser les ombres, mais prouvait que l'endroit n'était pas secret pour tout le monde. De côté et d'autre, des ouvertures à même la pierre, assez larges pour qu'un petit homme s'y engouffre, disparaissaient dans les ténèbres profondes en un labyrinthe tortillant. Et rejoignaient probablement le réseau de galeries qu'Ilfenn avait l'habitude d'emprunter. 

Shura ôta une fois de plus son casque et le posa au hasard sur un rocher. Lentement, il se plaça au centre de la cavité. Il prit une longue inspiration malgré l'air rance et épais comme de la sciure qui régnait en ce lieu. Il cherchait à chasser une fois pour toutes de son esprit ce regrettable incident. Toute attitude rompant avec son comportement habituel risquait d'éveiller les soupçons. S'il faillissait à son serment, tous ceux qui comptaient sur lui, qui lui avaient donné leur foi, imputeraient son échec à un acte de haute trahison. Il devait rester concentré, garder la face coûte que coûte. L'heure de la délivrance approchait. 

Il porta sa main droite sur son cœur. Son bras se raidit, devint dur comme l'acier. Inébranlable. Comme devait l'être sa détermination. À la manière d'un Dusack cherchant à rendre hommage au défunt Ranks, il serra ensuite son poing gauche et asséna un puissant coup sur la main qu'il venait de placer sur sa poitrine. Toute son armure frémit. Puis, il étendit son bras furieux le long de son corps, gantelet droit toujours plaqué contre sa cuirasse. Ferme et résistant face aux assauts. Indestructible. 

De longues secondes de pur silence s'écoulèrent. 

Enfin, il relâcha sa position rituelle. Après un soupir de soulagement, il sortit son pendentif de sous son haubert de mailles. L'Aurora. La perle rutilante éclaira son visage déchiré. Des rais de lumière rouge sang fusaient dans l'air confiné et inondaient ses cicatrices comme pour ressusciter ses tissus. Mais nul miracle ne se produisit. 

Il la regarda un instant, puis la serra dans sa main de fer, avant de la tirer d'un geste brusque. Son collier d'argent se brisa et vola en éclats. Les maillons s'éparpillèrent sur le sol dans un bruit de crécelles. 

Une esquisse de sourire souleva le coin des lèvres du Paladin, tandis que devant lui, une forme indistincte semblait bouger dans la pénombre. Il tendit le bras en avant et ouvrit sa paume. L'Aurora scintilla de plus belle et des étincelles grenat en jaillirent. 

— La bête est lasse de rester en prison, murmura-t-il. D'autant plus quand les couloirs du château se vident. Elle gronde d'impatience. 

— Tu as tellement raison, répondit une voix grave face à lui. Et je ne peux que reprendre tes mots, Shura. Le temps est venu

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant