Chapitre 27 - Zacharie & Lhortie (Partie 1)

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Affalé contre le parapet au sommet du Titan, Zacharie se noyait dans la tourmente

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Affalé contre le parapet au sommet du Titan, Zacharie se noyait dans la tourmente. Lorsque le ciel, sous le dictat d'une Lune Brisée, changea du bleu au rose puis du rose au bleu, le jeune homme n'y prêta pas attention ; ses mains grattaient les mousses, les décortiquaient et en délogeaient d'autres. Elles cherchaient leurs propres repères dans la destruction.

« Détruire. »

Tout détruire, sans remords, sans limitation. Tout détruire pour revenir quelques jours en arrière, quelque part, autre part. Tout détruire... et quand il ne resterait plus rien autour, quand les mousses ne suffiraient plus à étancher cette soif, les doigts s'attaqueraient au tissu déchiré de ce pantalon, aux brindilles dorées des lueurs de l'aube, ou même à cette femme, tout de gris vêtue, qui surveillait le jeune homme du coin de l'œil et dont les cheveux montés en chignon résistaient à la brise marine.

« Détruire. »

Il restait tant de choses à détruire avant d'en arriver là.

Dans un frisson, le torse de Zacharie se souleva ; il quitta son apnée mentale et reprit le contrôle de ses mains. La boule de mousse qu'il serrait glissa aussitôt entre ses cuisses, puis il releva la tête, hagard. Des gouttes noires tachetaient ses joues : le sang séché d'un inconnu. La soldate lui faisait face. Il la vit lui adresser un sourire et agiter ses lèvres. Sa voix le traversa. Machinalement, il opina du chef. L'autre, satisfaite, tourna les talons et s'éloigna dans les herbes hautes.

Que lui voulait-elle ? Que lui voulaient-ils tous ?

Quelques instants plus tôt, devant ses subordonnés, la jeune femme avait prononcé le mot protégé. Était-ce là leur manière de protéger : en enfermant, en ligotant, en droguant ? Zacharie serra la mâchoire. Il se sentait comme une marchandise en transite, un esclave choyé dont la valeur risquait de s'effondrer à tout moment et dont on se débarrasserait au plus offrant dès la première occasion. Il se savait leur chose : ignorant, démuni, soumis. Il se savait vulnérable. Et pourtant, ces gens n'en profitaient pas. Cette soldate semblait même le défendre, lui accorder une importance plus grande que celle qu'un poissonnier accorde à ses carcasses.

« Qui croire ? »

Son cœur se gonfla de sentiments contradictoires.

Après l'accident, paralysé par le vide, le captif s'était laissé porter jusqu'à l'intérieur des tours où la jeune femme avait mené le débarquement d'une main de fer. Cette détermination lui rappelait les guerrières de son peuple. La soldate affichait la même force dans le regard - chevelure tressée et tatouages en moins -, mais aussi une part mystérieuse de douceur qui transparaissait dans l'attention portée à ses hommes. Ces derniers s'en remettaient docilement aux ordres. Et si, pendant un temps, il avait semblé que l'épuisement les guiderait vers la révolte, ils s'étaient modérés sans rechigner, soulagés de ne pas se coltiner le poids du commandement.

Durant ces dernières heures passées avec eux et malgré l'épuisement, Zacharie avait évalué leur cohésion en vue d'une tentative d'évasion : contrairement à celle qui les commandait, ces hommes transpiraient le trop-plein d'incompétence - le trop-vide de courage - de ceux qu'on enrôle par la force. Le jeune homme les avait vus s'agiter comme un groupe d'enfants grimés en combattant, rassurés par l'aplomb que leur procure l'uniforme. Ainsi, il lui était apparu clairement qu'on avait projeté ces soldats dans des rôles qui ne leur convenaient pas, comme on projetait les aînés des familles vogueurs dans la guerre, comme il aurait dû y être projeté lui-même, avant sa fuite de Kelluva, avant qu'il ne rejoigne les côtes impies aux côtés de sa sœur, aux côtés d'Aliénor...

« Aliénor », murmura Zacharie ; sa respiration se figea.

Ce nom ne le quitta pas avant que son esprit ne vacille, envoûté par la berceuse sifflante que fredonnaient les câbles suspendus. L'une de ses mains, de nouveau autonome, s'enfouit alors sous l'humus à la recherche de mousse et, sans tarder, les images de l'avant-veille déferlèrent sur ses rétines voilées : celles de l'Océan, noir, profond, déchaîné, celles de l'Avaleur de Monde, Niellä, le serpent cyclopéen, celles de sa bouche béante que le jeune homme se figurait comme une porte d'entrée vers cette réalité, celles des envoyés de Tuuli, ces oiseaux indomptables qui s'attaquèrent au vaisseau volant, celles de sa course dans les couloirs de métal, accompagné du colosse et du blondinet, celles de ces mêmes fugitifs, suspendus au-dessus du vide, celles de leurs mains tendues, de leurs doigts écartés, de leurs yeux implorants, celles de sa propre faiblesse, ce vertige qu'il ne savait affronter, celles de son échec, de leur chute, de leur mort, là-bas, tout en bas...

Zacharie grimaça ; une douleur intenable lui déchira la poitrine. Ses yeux retrouvèrent la vue du temps présent. Il était bien ici, assis dans l'herbe, les cheveux chahutés par la brise, la pierre glacée dans son dos, les rayons du soleil sur sa nuque. Il était bien ici, de chair et d'os. Ce monde n'avait décidément rien d'un rêve.

. . .

À l'autre bout, Alice s'approcha du rebord et ancra sa main au parapet.

Depuis l'accident, une appréhension lui pourrissait l'esprit. Le lieutenant avait survécu - comme d'autres -, mais lorsqu'elle avait tenté de trouver le sommeil, ses membres s'étaient mis à trembler sans raison. Impossible de dormir, impossible de réfléchir, impossible de rester allongée ; elle avait erré toute la nuit, de pièce en pièce, les poings serrés. Par trois fois, son cœur s'était enflammé de rage. Et par trois fois, elle avait maîtrisé le foyer en contemplant les gravures contenues dans son médaillon : ces deux visages poupins qui lui apportaient la paix - qu'importe les circonstances - et qui lui rappelaient que chaque fois qu'un obstacle se dressait sur sa route, elle le dépassait. Les dernières heures de la veille, puis les premières heures du jour, elle les avait vécues ainsi : son bijou dans la paume, ses pensées assaillies par un trouble lentement combattu. Désormais, elle allait y mettre un terme. Elle allait braver les hauteurs, éliminer ce tremblement qui vivait sous sa chair. La soldate en possédait la force. Et cette force la mena à gravir la bordure, à s'y tenir debout, face au vent qui lui balayait le visage.

En bas, les vagues se noyaient dans l'ombre de la tour. Le rugissement des bourrasques sur le métal couvrait le murmure de l'écume. Alice écarta les bras si largement qu'elle crut perdre l'équilibre. Son cœur cogna dans sa poitrine ; elle se sentit revivre. En affrontant les puissances éoliennes, elle reprenait confiance. Ses paupières se fermèrent. Durant un court instant, la jeune femme ne capta plus la voix crissante du Présage. Ses épaules se soulevèrent, légères. Puis, elle ouvrit les yeux et, dans le plus grand des calmes, descendit du muret.

Il était temps de retenter l'Appel.

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