Chapitre 2 (partie 1)

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Si j'espérais une seconde que rester yeux clos serait une solution au problème, le raclement de gorge de la maquilleuse me rappela à l'ordre. J'ouvris à nouveau les paupières, puis tentai de sourire et de m'imaginer face à un photographe. C'était un peu ma méthode de survie : je me visualisais dans une situation où je devais me mettre en scène et penser à autre chose qu'à ma panique. Comme à cet instant, quoi...

Lourde.

— Salut, Heath.

On ne pouvait me reprocher mon manque de sobriété, on avait rarement fait plus concis pour des premiers mots. J'évitais de le regarder dans les yeux, et souriais vaguement.

La maquilleuse, qui avait dû deviner mon malaise, me vint en aide : elle attrapa son pinceau biseauté, un fard et commença à tamponner mes joues. Parce qu'évidemment, Heath avait débarqué pile quand elle avait fini de me démaquiller, me laissant le visage nu pour l'affronter. Je détestais ça. Je me sentais fragile, à découvert.

Ignorant le silence qui s'était installé, Heath s'accouda au mur à côté du miroir pour m'observer de face. Nos regards se croisèrent. Le sien avait toujours cette couleur d'un bleu pâle presque dévalé, un peu gris selon la lumière. Heath posait souvent avec des lentilles pour accentuer cet effet bleu, mais pas aujourd'hui.

— Comment vas-tu ? s'enquit-il avec une pointe de timidité qui ne lui ressemblait pas.

— Lève les yeux, m'ordonna Janice.

J'obéis sans y penser, ravie d'échapper à l'examen de leurs yeux attentifs – même s'ils n'avaient clairement pas le même but. Je tentai de me détendre un peu pour répondre d'une voix normale, sans hyperventiler.

— Ça va... Tu es rentré récemment ?

À peine ces mots prononcés, je réalisai mon erreur : une femme indifférente n'aurait pas demandé ça ! Je m'insultai mentalement.

— Il y a deux semaines, dans ces eaux. J'ai fini ma saison à L.A.

Son fameux rêve américain. Nous nous étions séparés pour bien des raisons, mais sa volonté de partir vivre aux USA n'avait pas aidé notre couple déjà fragile, comme je ne pouvais pas quitter Londres.

— C'était bien ?

Heath eut un vague mouvement d'épaules, ce qui attira mon regard sur son corps moulé par un tee-shirt noir griffé sous une chemise de denim élimée. Même au quotidien, ce mec avait l'air sorti tout droit d'un magazine.

— Ça va, j'ai bien bossé, mais le rythme de vie ne me convenait pas plus. Camden me manquait, les potes...

Janice continuait à me maquiller sans sembler faire attention à notre conversation. Les différentes couches de fond de teint enfin appliquées, derrière mon masque, je pus l'affronter sans ciller.

— On va faire la séance ensemble, je suppose, lâchai-je, faute de mieux.

— Oui, j'étais venu chercher récupérer mes vêtements pour le shooting.

Janice, comme par magie, fit mine d'entendre à nouveau ses paroles.

— Sur le deuxième portant.

Heath la remercia et attrapa les deux tenues prévues pour lui. Je le suivis des yeux sans pouvoir m'en empêcher. Il avait maigri, ce qui accentuait son mètre quatre-vingt-quinze. Il devait encore pratiquer un minimum la muscu, ses épaules n'avaient pas fondu pour autant. Tu le mattes, idiote ! À son expression, il avait repéré et cela sembla l'amuser.

Nos regards se croisèrent et j'eus un petit sourire assez ridicule selon la glace, avec ma moitié de bouche dessinée en rouge carmin.

— Ellen, dit Janice pour me rappeler à l'ordre.

— Pardon, désolée...

Son attitude parut d'un coup moins détachée, il hésita une seconde une lueur difficile à décrypter dans les yeux :

— Je vous laisse, on pourra aller boire un verre après ? proposa Heath.

J'eus un geste indistinct, il pouvait peut-être prendre ça pour un oui, même si, pour moi, c'était un « dans tes rêves ! » Sans doute le comprit-il, car il se figea et redevint plus lointain, repartant sans un mot de plus.

Dès qu'il eut disparu, j'eus l'impression de me dégonfler comme un ballon de baudruche. Je soupirai lourdement, épuisée.

— Ça va ? Un ex, je suppose.

— Ouais... J'ai la sensation d'avoir fait une heure de cardio.

Janice rit.

— Ton cœur a dû effectivement vivre à peu près la même chose, je crois !

C'est l'effet de Heath sur moi, soubresauts au niveau du cœur, embardées, palpitations amoureuses... jusqu'à arrêt brutal, le cœur trop malmené par des griffures ou des lacérations violentes.

— En même temps, reprit-elle, tu sais que c'est à tes risques et périls, les gars du métier. J'ai eu le malheur de me laisser draguer par un photographe, il m'a proposé de faire un shooting en pleine action. Le seul mannequin avec qui je suis sortie, je l'ai trouvé à lécher la poire d'un type dans les toilettes. Depuis, je ne vais plus dans les boîtes à toilettes mixtes, je préfère ne pas voir ça, sérieux !

Je me détendis un peu et souris en écoutant sa description des mecs qu'elle avait rencontrés, plus catastrophiques les uns que les autres. Cette fille avait plus la poisse que moi et ça semblait tellement improbable que ça me fit du bien. Le poids qui m'oppressait s'allégea un peu. J'observai les portants derrière moi.

— On sera combien sur la séance photo ?

— Quatre. Ensemble, ils ont abandonné l'idée de binôme, précisa Janice, qui avait dû comprendre la raison de mon début de panique. C'est pour une marque de vêtements. Normalement, vous étiez cinq, il y avait une afro aussi, pour que ça ressemble un peu aux vieilles pubs Benetton, mais elle est malade.

Je ne ratai pas la pointe acide dans son ton. Effectivement, une bonne part des pubs auxquelles je participe sont volontairement métissées pour s'éviter des remarques de discrimination, plus que par réelles valeurs. Mais il y a peu de milieux aussi hypocrites, de toute façon.

Elle continuait à façonner mon visage à coup d'ombres à paupières, de faux cils et autres artifices, pour faire naître l'Ellen des magazines. À la fin, j'avais l'air d'avoir une carnation bien plus foncée que la mienne au naturel. Je devais être le compromis qui remplacerait la mannequin noire.

L'image de Heath s'imposa à moi, je me laissais manipuler alors que les souvenirs ne cessaient d'affluer.

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