François soupira et reprit son monologue d'un ton hésitant, ses iris de nacre le dévisageant :

— Et au moment où tu allais passer la ligne et être de nouveau victorieux, l'autre gars que tu as envoyé vers les gradins t'a surpris par l'arrière et tu n'as pas su garder ton équilibre. Tu es tombé tandis que ta moto a valsé à l'autre bout de la rue, détruite. Quant à toi, tu...
    
Son ami tritura ses doigts et fuyait son regard. Puis, il poursuivit ses explications d'une voix terne :
    
― Eh bien, disons qu'on a dû t'amener d'urgence à l'hosto pour te garder en vie. T'as eu beaucoup de chance, D, ajouta-t-il en esquissant un sourire, le regard dans le vague. T'es un putain de miraculé et je ne plaisante pas sur ce coup-là. D'ailleurs, tu peux remercier ta veste en cuir et ton jean parce que sans eux, tu ne serais plus de ce monde.
    
François était stoïque, ce n'était pas normal. Cet homme avait cette expression uniquement pendant les courses ou lors des situations sérieuses. Il comprit que son aîné était très inquiet pour lui. À présent, D regarda d'un autre œil le bandage sur son ventre et le plâtre sur toute sa jambe droite qui avait, d'ailleurs, une attelle avec des boulons au niveau du genou. Ce n'était pas bon signe.
    
— François, sois honnête, quelles sont mes séquelles ?
    
D se massa le front, nerveux. Il remarqua qu'il avait également un bandage à la tête. La peur lui broya l'estomac tandis que la brume dans son esprit se dissipait petit à petit. Et s'il ne pouvait plus monter sur une moto, ni concourir ? S'il était devenu paraplégique et devait passer le restant de sa vie dans un fauteuil roulant ? François soupira une nouvelle fois et répondit : 
    
— Au niveau cérébral, on ne sait pas encore. Les médecins te feront des examens dans la journée. Par contre, les chirurgiens ont dû te recoudre à l'arrière du crâne, c'est tout ce que je sais. Malheureusement, ta jambe et tes côtes sont en très mauvais état. Le genou droit a été déboîté et tu as deux côtes fêlées. D'ailleurs, tu as perdu tellement de sang que les médecins ont préféré te mettre dans le coma pour que tu récupères de l'énergie sans souffrir. À côté de ça, tu as plein d'ecchymoses et blessures superficielles sur le corps.
    
D bouillait de colère.
    
— Les blessures, je m'en fiche royalement ! Dis-moi juste que je vais pouvoir remonter sur une moto !
    
Son ami détourna le regard.
   
— On ne sait pas. J'ai demandé aux médecins si tu pouvais monter sur une bécane, malheureusement, ils ont dit que seul le temps nous le dira.
    
D n'allait pas s'énerver. Il allait prendre les choses calmement et avec responsabilité, comme l'homme de vingt-cinq ans qu'il était.
    
— Quoi ?! Le temps ! Mais je m'en branle du temps ! La prochaine course est dans une semaine. Je la ferai ! cria-t-il même si ses côtes lui coupaient le souffle.
    
Dès qu'il sortirait de l'hôpital, il relirait la définition de « calmement ». François, de son côté, continuait de fuir son regard. Il fallait dire que D ne s'énervait presque jamais. C'était justement pour cette raison qu'il ne fallait pas être sur son chemin quand il était dans cet état d'esprit. Son ami soupira bruyamment et répliqua :
    
— D, arrête de jouer au gros dur. T'es dans un lit d'hôpital, plâtré et sous tranquillisant. La course de la semaine prochaine et celles à venir, tu peux toutes les oublier. Tu pourras seulement les visionner en compagnie des spectateurs.
    
Le concerné grommela dans sa barbe, sachant que François avait raison.
    
— Allez, D, ne fais pas la tête. C'est l'histoire de quelques mois qui passeront vite, j'en suis certain. Et puis, Andrew, Elena et moi, on sera là pour te soutenir.
    
Andrew. Le soulagement envahit son cœur alors qu'un souvenir flou d'un motard se sacrifiant pour lui remontait à la surface, ce qui fit revenir tous ses autres réminiscences. Et une colère envers le salopard qui l'avait mis dans cet état-là s'installa dans sa poitrine et lui fit serrer les poings sur les draps. D se concentra de nouveau sur le moment présent, la vengeance serait pour plus tard.
    
En effet, bien qu'il soit déterminé à réparer cet affront, il n'oublia pas qu'il avait une procédure à suivre : avant toute chose, il devait effectuer une demande de duel auprès des organisateurs afin que la course en question soit comptabilisée et qu'elle soit officielle. Puis, il fallait annoncer le duel à son adversaire. Cependant, il ne pouvait pas réaliser ses projets tant qu'il était cloué dans ce lit. À présent, sa rancœur se dirigea vers l'établissement hospitalier qui, il le savait, n'accepterait pas de le laisser partir de sitôt.
    
— Ouais, je sais. Désolé, je ne sais pas ce qui m'a pris.
    
— T'es à fleur de peau et c'est normal. Ne t'inquiète pas, te remettre les pieds sur terre quand cela est nécessaire, c'est mon devoir, tout comme n'importe quel autre ami.
    
François avait cinq ans de plus que lui et était le « grand frère » de leur bande d'amis puisqu'il était un mentor, à l'écoute des autres et d'une extrême charité envers ses proches. Alors que D voulait répondre, on frappa à la porte. Un jeune médecin entra. François et D arrêtèrent de parler et écoutèrent le professionnel en blouse blanche.
    
— Je vois que mon patient est enfin réveillé, dit le docteur en souriant chaleureusement. Je me présente, Docteur Lagrange, annonça l'homme en s'asseyant sur le rebord du lit. Comment vous sentez-vous, Monsieur Gravel ?
    
Le jeune homme répliqua à la question d'une voix morne :
    
— Comme un mec qui sort d'un coma de plusieurs jours. Sinon, j'ai du mal à respirer, un marteau tape dans mon crâne et je ne sens plus ma jambe droite.
    
Le médecin acquiesça et lui annonça qu'il allait procéder à des vérifications de routine. La fréquence cardiaque sur l'électrocardiographe, l'oxygénation du sang, mais aussi la tension et d'autres choses. Il allait avoir un check-up complet. D avait l'impression d'être un cobaye, cependant, il ne fit aucune objection. Le docteur commença d'abord par la réactivité des pupilles en l'aveuglant avec une lumière. L'ancien champion se força à garder les yeux ouverts. Quelques minutes plus tard, lorsque le professionnel eut enfin fini, l'ancien champion posa la question qui lui brûlait les lèvres :
    
― Quand pourrais-je sortir, docteur ?
    
Le concerné fronça les sourcils avant de jeter un œil à François qui se fit soudainement très petit. Qu'est-ce que son ami avait omis de lui dire ?
    
— Votre ami ne vous l'a pas dit ? demanda l'homme. On va vous garder en observation pendant au moins quatre jours, expliqua l'homme en regardant les fiches de santé au bout du lit. Concernant votre plâtre, vous allez le garder pendant deux mois, ensuite, vous allez avoir une attelle qu'il faudra porter continuellement pendant quelques mois ; les lésions aux côtes, elles, ont besoin de plusieurs semaines pour se réparer. Mais attention, au moindre choc, elles peuvent s'aggraver et perforer un poumon, ce qui pourrait être mortel. Je vous demande donc d'être très vigilant.
    
Oh putain...
    
Intérieurement, il fulminait. Il pouvait oublier son souhait de duel de revanche étant donné qu'il ne pourrait pas monter sur une moto avant un très long moment, mais surtout, pendant un certain temps, il ne pourrait pas vraiment bouger. Lui qui était un actif accompli, c'était un énième coup dur à supporter. D, qui écoutait d'une oreille les explications du médecin, lança un regard meurtrier à François qui trouvait le sol très intéressant.
    
Le jeune homme ricana brièvement avant de tousser et d'attraper une vive brûlure aux côtes qui lui coupa le souffle. Son ami était un jeune et brillant avocat de trente ans qui gardait la tête froide en toute circonstance, alors le voir aussi mal à l'aise était assez amusant.
    
— Je préférerais être chez moi, docteur.
    
Le médecin releva les yeux vers lui avant de refermer son dossier et de croiser les bras contre son torse. L'homme, qui devait avoir trente-cinq ans, sembla beaucoup plus vieux dans cette position.
    
— Vous plaisantez, j'espère ? Monsieur Gravel, avez-vous conscience que vous êtes un miraculé qui a frôlé la mort deux fois ces trois derniers jours ? Vous avez manqué de mourir pendant votre accident, et nous avons failli vous perdre sur la table d'opération. Votre cœur s'est arrêté ! Que cela vous plaise ou non, vous allez rester là ces quatre prochains jours. Et dans deux mois, vous allez effectuer des séances intensives de rééducation pendant un certain temps si vous voulez que votre jambe refonctionne à peu près normalement, dit-il d'une voix autoritaire.
    
D fronça les sourcils.
    
— Quand vous dites « normalement », vous voulez dire quoi ?

Pitié, faites que je ne finisse pas estropié.

— Eh bien, au vu de l'état de votre genou, je peux déjà affirmer que vous ne pourrez plus plier complètement votre jambe. Pour le reste, cela ne dépendra que de vous et de votre volonté. Si vous êtes vraiment déterminé à retrouver votre genou tel qu'il était avant votre accident, nous pourrions envisager de vous mettre une prothèse, mais... attendons de voir ce que donne la rééducation.

D se pinça le nez en écoutant le médecin. Le message était très clair : soit il faisait les séances sans broncher pour retrouver sa quasi-motricité, soit il jouait au con et gardait une jambe totalement brisée le restant de sa vie et pouvait dire au revoir à sa raison de vivre. Le choix était vite fait.
 
— Très bien. Je commence quand ?
    
— Dès que l'équipe du centre de rééducation aura vu votre dossier. C'est tout un protocole qui sera mis en place. On vous donnera leurs coordonnées lors de votre sortie. Mais vous ne pourrez pas commencer les séances tant que vous aurez le plâtre. Il faudra attendre qu'on vous l'enlève. D'autres questions ?

— Non. Merci docteur.

— Je vous souhaite une bonne journée.

Sur ces paroles, le médecin repartit en
refermant la porte d'entrée derrière lui. D soupira bruyamment en posant sa tête contre l'oreiller. Il était coincé dans cette chambre pendant soixante-douze heures. C'était un enfer.

— Je ne voulais pas te l'annoncer, je me doutais de ta réaction, avoua son ami. Cependant, dis-toi que c'est pour ton bien et que grâce à cette rééducation tu vas pouvoir remonter sur une moto dans quelques mois.    

— C'est un hôpital, François !
    
Le concerné se leva et commença à remettre son manteau.
    
— D, je t'en prie ! Ce n'est pas rien ce que tu as eu. Prends ton mal en patience et fais tout ce que les médecins te préconisent pour bien te rétablir. Bon, je dois aller au bureau, annonça François en mettant son écharpe. Andrew et Elena viendront te voir lors des visites de l'après-midi.  
   
— Hé, François ?

— Ouais, quoi ?

— Trouve-moi toutes les infos possibles sur le type qui m'a mis dans cet état-là. Je veux tout savoir sur lui.
    
François acquiesça.
    
— Je sais déjà qu'il s'appelle Alex, et...
    
D se figea. Alex... Il n'avait plus entendu ce prénom depuis bien longtemps. C'était dans une autre vie. Il y avait dix ans, il avait abandonné son véritable prénom – Damien – pour son surnom actuel et tout le monde le connaissait sous cette nouvelle identité. Certes, elle n'était pas officielle aux yeux de l'État, mais au moins, personne de son ancienne vie ne pouvait le retrouver. Car l'homme qu'il était avant n'existe plus. Une rupture identitaire était parfois obligatoire. Ce n'était pas facile puisqu'il fallait se réinventer une vie, un passé, une personnalité et des valeurs. Mais quand on n'avait pas le choix, il fallait s'y contraindre. Qu'importe ô combien cela faisait mal.
    
Cependant, cela s'était révélé bénéfique : une décennie était passée sans qu'aucun incident ne soit survenu. Il se surprit à espérer que ce nouveau concurrent n'était qu'une fille qui avait pris un pseudonyme pour pouvoir concourir puisque les femmes n'avaient pas le droit de participer. Certaines contournaient les règles et se déguisaient en garçon pour espérer avoir une quelconque reconnaissance envers la gente masculine. Cependant, les rares qui ne tenaient pas compte du règlement étaient rejetées avec interdiction d'aller encourager les joueurs. Oui, certaines règles étaient très strictes et sexistes.
    
— D ? Ça va ? T'es pâle d'un coup.
    
— Hein ? Ouais, tout va bien, ne t'inquiète pas. Tu disais ?
    
Son ami fronça les sourcils, incertain.
    
— C'est un pilote qui court depuis quelques années et qui est parvenu petit à petit à gravir les échelons jusqu'à t'affronter en finale, expliqua-t-il en haussant les épaules.
    
D acquiesça. François, lui, ouvrit la porte et partit. Le jeune homme se retrouva seul dans cette chambre impersonnelle, aseptisée et beaucoup trop blanche pour lui. Ses amis lui avaient bien acheté des magazines de motos qui étaient posés sur la table de chevet, mais il ne se sentait pas en état de lire quoi que ce soit en ce moment. Tout ce qu'il voulait, c'était de retrouver cet Alex de malheur et lui faire regretter sa victoire.

***

N/A : Voici le premier chapitre. J'espère qu'il a plu.
Si tu as un avis, positif ou négatif, je suis prôneuse :)

The past, T1 : Entre passé et présent (Boyxboy)Where stories live. Discover now