Chapitre 1

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Damien

Quartier du Vieux-Montréal, Montréal, 15 août 2017 –   00 h 00.

— Il y a un sacré paquet de fric en jeu, D, ne nous déçois pas !

Le dénommé « D » soupira en regardant François, son mécène et ami, qui vérifiait une dernière fois le moteur et le compteur d'essence tandis que le motard inspectait ses poignées, appréciant la texture de celles-ci sous ses doigts.     C'était un rituel obligatoire avant chaque course pour éviter tout risque d'incidents techniques, à défaut d'éviter les accidents multiples pendant la compétition. C'était ça, les courses clandestines. D fit vrombir le moteur de sa 899 Panigale blanche, sa meilleure moto en matière de puissance.

Il était prêt.

— Depuis quand je vous déçois ? demanda-t-il en souriant en coin, un brin goguenard.

Il partit sur la ligne de départ. Vingt motards concouraient cette nuit-là. D connaissait tout le monde, ou presque. Ils s'entendaient bien en dehors des compétitions, mais lors de celles-ci, ils devenaient de féroces adversaires. Onze d'entre eux ne finiraient pas la course ; huit perdraient la vie ; un serait le gagnant. C'étaient les règles du jeu. Tous les participants savaient dans quoi ils s'engageaient lorsqu'ils s'inscrivaient.

D, durant ces dix dernières années, avait vu des centaines de vies s'éteindre pendant les courses. Cela faisait partie de son quotidien et au fil des années, il avait appris à ne plus s'inquiéter. À ne plus rien ressentir. Il posa un pied à terre, prit une grande inspiration et jugula les battements de son cœur, puisque les quelques minutes précédant le départ suscitaient toujours une angoisse et une appréhension. Puis, il jeta un œil aux autres concurrents, dispersés en lignes discontinues.
    
Leurs yeux étaient sécurisés par une paire de lunettes d'aviateur afin de ne pas être gêné par le vent et leur tête par un casque. C'était une tradition : l'équipement de protection devait être très minime. Un danger de plus dans cet univers où la vie ne tenait qu'à un fil. D se concentra de nouveau sur ses priorités tandis que la jeune femme au mini short en cuir et drapeau à damier noir et blanc s'avançait en face d'eux pour donner le départ. C'était une blonde toute refaite qui s'appelait... D ne put se souvenir de son prénom. Il en connaissait tellement des nanas comme elle. La jeune femme leva le drapeau, souriant de toutes ses dents blanches, et annonça tout haut pour que l'assistance et les participants entendent :
    
— Mesdames et Messieurs, pour la vingtième année à Montréal, voici la finale de la course Speed&Victory que nous aimons tous. Le but du jeu, tout le monde le connaît : un seul gagnant et les autres devront espérer que leur bonne étoile soit avec eux cette nuit. Bonne chance et que le meilleur d'entre vous gagne.
    
Elle abaissa le drapeau. Les motos partirent à toute allure sous les hurlements incessants du public plus qu'excité, tout comme les concurrents. Les courses étaient organisées sur plusieurs kilomètres et avec une configuration précise qui ne représentait jamais de boucle afin que les blessés soient pris en charge par une ambulance sans que celle-ci ne sache ce qui se passait réellement. Elles étaient également retranscrites en live sur un site internet secret que les spectateurs pouvaient visionner sur téléphone, tablette ou ordinateur s'ils étaient trop loin du circuit. Les vidéos étaient supprimées après chaque course pour éviter qu'elles ne se retrouvent sur les réseaux sociaux et que les forces de l'ordre ne découvrent l'existence du site. Certes parfois, la petite alarme anti-police intégrée au guidon de la moto retentissait, indiquant qu'il fallait stopper la course et dégager du périmètre le plus rapidement possible, mais les circuits changeaient de lieu à chaque rendez-vous, donc rares étaient les soirs où les flics intervenaient.
    
Tout cela, mais aussi la rapidité à laquelle les motards roulaient, engendraient de l'adrénaline qui accélérait son rythme cardiaque. Le compteur de D indiqua qu'il roulait déjà à plus de cent quatre-vingt-dix kilomètres par heure, soit à peu près le double de la vitesse maximale autorisée. Le paysage, alors illuminé par les éclairages municipaux, n'était plus qu'une vision floue aux yeux de D. Les autres participants ? Des formes noires. Mais ce que le champion préférait, c'était sentir le vent sur son visage. Cependant, la fraîcheur de la nuit, flagellant tout son être, il aurait bien voulu s'en passer.
    
D augmenta un peu plus sa vitesse pour dépasser les deux cents kilomètres par heure au moment même où la première secousse le percuta de plein fouet, lui donnant des sueurs froides. Il avait dû passer sur un nid-de-poule. Ceux-ci étaient les plus grandes peurs des motards, car c'était à cause d'eux que les motos partaient dans le décor. Il y avait aussi d'autres obstacles comme des branches sur la route, des flaches, la pluie et la neige durant l'hiver. Il se rééquilibra de justesse alors qu'un concurrent à ses côtés perdait l'équilibre et percutait violemment l'asphalte dans une traînée de sang. Un de moins.
    
Plus que dix-neuf.
    
Étant obligé de s'arrêter pour effectuer le changement des pneus et vérifier que rien n'était abîmé, D coupa le contact devant une petite ruelle et laissa ses mécaniciens exécuter leur travail. Il profita de cette pause pour se désaltérer. Dix secondes plus tard, il rattrapa les autres participants. Sur le chemin, il vit trois motards perdre le contrôle de leur véhicule et disparaître dans l'obscurité.
    
Instantanément, il se fit la réflexion que ce soir-là, l'équipe de secourisme interviendrait énormément. C'était elle qui faisait les premiers soins et appelait les urgences si l'état des blessés était gravissime – et en général, ça l'était. Elle soignait également sur place lorsque cela était possible.
    
Plus que seize.
    
Il zigzagua en fixant le paysage au loin, ne voulant pas regarder le massacre. Il était impuissant face à cet aspect obscur de sa passion et cela le pesait énormément. Souvent, il était écœuré que les organisateurs – des anciens motards ne concourant plus depuis des années – n'acceptaient pas de créer une règle qui interdisait les courses par mauvais temps ou lorsque les routes du circuit avaient des imperfections. Mais malgré tout, D savait pourquoi ils refusaient ce genre de loi, qui, pourtant, n'était que du bon sens : s'il n'y avait plus de parcours par cause de conditions météorologiques et autre excuse, le spectacle deviendrait fade et ennuyeux.
    
Arrivé devant un dos-d'âne, il ralentit considérablement, le dépassa et reprit de la vitesse. User de cette tactique permettait de ne pas décoller du sol et atterrir dans un arbre ou pire, s'encastrer dans une façade. À ses côtés, un motard roula sur une flaque, perdit le contrôle de son véhicule et heurta le bitume.
     Sa moto, elle, fit quelques tonneaux et percuta trois autres concurrents qui chutèrent comme dans un jeu de quilles. D les regarda un instant, horrifié, et poursuivit son chemin vers la victoire. On pourrait croire qu'après toutes ces années, il s'était habitué à ces scènes, mais c'était impossible.
    
Plus que douze.
    
Il prit peur en voyant un concurrent se faire éjecter de la route. Il n'était pas sûr, cependant, il aurait juré avoir aperçu une silhouette familière, élancée et à la chevelure d'ébène percuter un arbre qui se trouvait là. L'angoisse le gagna, comme à chaque course. D espéra que le motard n'était pas Andrew – son meilleur ami et frère de cœur – parce qu'il avait la même morphologie et couleur capillaire que le motard.
    
Il reprit contenance alors qu'il pouvait imaginer les spectateurs visionner la course : stressés à l'idée de perdre leur champion. Le champion repartit sur la route en pensant que non, ce n'était pas un champion, juste un mec perdu dans sa vie qui préférait jouer avec cette dernière au lieu d'aller à l'université ou se trouver un travail stable.
    
Il ne lui fallut que quelques secondes pour rejoindre les cinq derniers participants qui se rapprochaient dangereusement de la ligne d'arrivée, située à quelques mètres de là où ils étaient. Il ne restait plus qu'à traverser le coude de la mort et enfin, il verrait l'étendard de la victoire. Cette courbure était désignée ainsi en raison de son tournant qui faisait valser en règle générale la plupart des motards.
    
D soupira, le cœur palpitant, puis il agrippa fortement les poignées de son guidon et s'élança en évitant de penser à tous les décès qui avaient eu lieu ici ainsi qu'aux autres motards qui tombaient à ses côtés. Physiquement, il était là, mais intérieurement, il était ailleurs. Puis, il ne sut comment, il ne resta plus que deux concurrents à la sortie du virage : lui-même et un mec qu'il ne connaissait ni d'Adam ni d'Ève, et qui s'acharnait à lui asséner des coups de carrosserie pour essayer de le faire chuter.
    
Le champion fut ahuri. Cette pratique barbare était totalement interdite et les rares qui osaient l'utiliser étaient proscrits des compétitions pendant un mois. Le jeune homme n'en revenait pas. Le motard violait l'une des règles fondamentales des courses dans le but de tenter de détrôner le champion en titre. D'abord, il ne comprit pas. Puis, il se rappela ce qu'avait dit un jour Andrew sur les autres concurrents : « Tu es aimé des spectateurs, D, et tu es respecté de tous les motards. Cependant, lors des courses, il n'y a plus de respect et d'amitié. Certains d'entre eux essayeront de prendre ton titre par tous les moyens. ». Avant, il ne l'avait jamais remarqué. Néanmoins, là, c'était flagrant.
    
Le fils de pute !
    
La ligne d'arrivée n'était plus qu'à mille mètres, autant dire qu'ils étaient déjà arrivés vu la vitesse à laquelle ils roulaient depuis une bonne demi-heure. Comme il devait se défendre et que le règlement l'y autorisait en cas de force majeure, D lui renvoya la pareille, provoquant les cris de joie des spectateurs. Ces derniers étaient dans les rues à proximité et les regardaient se battre pour une victoire et des liasses de billets. Puis, sachant que sa réputation était en jeu, il reprit le contrôle de la course et envoya son concurrent sur un trottoir qui n'était pas protégé par des barrières.
    
Malheureusement, le motard avait un bon équilibre et repartit dans sa direction en moins de cinq secondes. Celui-ci fut si surpris de le revoir qu'il perdit l'équilibre et s'écrasa contre le macadam. À partir de ce moment, tout ne fut plus que brume et rouge qui tournèrent en rond pendant quelques secondes avant de s'arrêter brusquement.
    
D essaya de se relever, cependant, une douleur atroce et lancinante aux hanches et à la jambe le fit hurler dans cette nuit étoilée. D'ailleurs, le soudain silence de mort ne lui dit rien qui vaille et il ne savait pas si cela signifiait que l'assemblée tout entière était choquée de constater ses blessures, qu'il espérait non graves. 
    
Tu parles ! Je dois avoir les os du genou sortis de la chair, une hanche déboîtée et un tas d'autres merdes.
    
D perdit connaissance au moment où quelques personnes arrivèrent à ses côtés.

***
    
Lorsque le jeune homme entrouvrit les paupières, la première chose qu'il discerna, ce fut l'odeur de caoutchouc qui l'envahissait de partout. Il en avait la nausée. D tenta de déglutir, mais sa gorge fut tellement sèche qu'il s'arrêta directement. Finalement, il essaya d'ouvrir les yeux, cependant, une puissante lumière lui brûla la rétine. Alors, il se focalisa sur ce qu'il entendait.
    
Malheureusement, il avait l'impression d'avoir du coton dans les oreilles et de ce fait, tout ce que son ouïe percevait n'était qu'un son aigu et répétitif. Puis, il entreprit une seconde tentative pour ouvrir les paupières et cette fois-ci, en prenant son temps, il réussit. Un plafond d'un blanc aveuglant l'accueillit. L'ancien champion cligna doucement des yeux et le regretta aussitôt. Il avait l'impression qu'on lui martelait le crâne avec un marteau. Heureusement, le reste de son corps était étonnamment léger.
    
La came doit être puissante...
    
Il prit quelques minutes pour se rendre compte qu'il portait un masque à oxygène – ce qui expliquait le caoutchouc sentit plus tôt – et surtout, qu'il n'était pas dans sa chambre. Le jeune homme commença à paniquer en comprenant qu'il se trouvait dans un centre hospitalier, branché à des machines et perfusé. Rares étaient les lieux qu'il n'aimait pas, mais les hôpitaux prenaient la première place sur la liste. De plus, il y avait très longtemps, il s'était juré de ne plus retourner dans un seul de ces établissements.
  
— Tu es réveillé. Putain, tu nous as fait peur.
    
D tourna sa tête comateuse vers la voix et prit quelques secondes pour reconnaître la personne qui était assise à son chevet : François. Il fronça des sourcils, toutefois, ce fut une mauvaise idée. Que s'était-il passé ? Pourquoi son esprit était-il aussi brumeux ? D regarda autour de lui et vit du plâtre et des pansements sur tout son corps ainsi que la machine qui lui vrillait les tympans depuis son réveil. Un électrocardiographe.
    
Bon, au moins, mon cœur bat normalement.
    
Il enleva le masque à oxygène.
    
— Qu'est-ce... ?
    
Son ami se leva. Ses cheveux blond polaire étaient en pétard et il avait des cernes sous les yeux, comme s'il n'avait jamais quitté la chambre d'hôpital.
    
— Oui, je sais, tu n'aimes pas les hostos et tu ne voulais plus y mettre les pieds, mais crois-moi, on n'a pas pu faire autrement, expliqua François en se frottant nerveusement le front. Il y a trois jours, tu as concouru à la finale de la Speed&Victory et...
    
Trois jours sont passés ?!
    
D n'en croyait pas ses oreilles. Il attendit, cependant, son ami resta silencieux tandis qu'il lui donnait de l'eau. Cela l'angoissa énormément, mais il mit toute son attention sur le liquide coulant dans sa gorge. La sensation était revigorante et il put enfin avaler de nouveau. Puis, il s'empressa de demander :
    
— Que s'est-il passé, François ?

The past, T1 : Entre passé et présent (Boyxboy)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant