Se mettre à l'eau

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Deux ans plus tard...

Il paraît qu'aujourd'hui est un grand jour. Mes parents m'ôtent ce qui me sert de jambes pour les déposer soigneusement contre un mur. En une seconde, je me retrouve assise sur un fauteuil roulant. Direction la piscine, voilà ce qu'ils m'ont dit pour justifier leur excitation. Quelques minutes de manœuvre et me voilà, au bord du bassin, un peu paniquée, entourée d'hommes et de femmes qui m'observent de la tête aux pieds -que je n'ai pas, évidemment. Des gamins s'agrippent à leurs parents, terrifiés par l'extraterrestre que je suis. En un instant, je suis devenue cette bête de foire, qui fait rire les machiavéliques, qui fait trembler les gosses, qui interpelle ceux qui à l'accoutumée se foutent de tout.

Enfin, moi je ne suis qu'une môme inconsciente, je ne remarque rien. Mes parents m'habillent de brassards oranges, et me jettent à l'eau. Soudain, la panique me submerge. Comment me déplacer dans cet endroit hostile encore inconnu, où je risque de perdre pieds, même si je les ai déjà égarés depuis un bon bout de temps ? Inspirer, expirer, tout va bien, rien ne peut m'arriver, rien ne peut m'arriver... Suite à quelque minutes où mon souffle saccadé témoignait de mon inquiétude, mon corps commence à se détendre. Comme par miracle, je me sens bien, je me sens moi. Parce que même si ça peut vous sembler étrange, ces prothèses qui jouent le rôle de mes jambes ne sont pas moi. Je ne parviens à les accepter comme la continuité de mon corps, elles ne sont qu'artifice, elles se contentent de masquer un minimum mon défaut. Mais ce n'est pas moi, ce ne le sera jamais. Moi, c'est ce demi-corps qui progresse en ce moment-même dans l'eau, riant à gorge déployée face à cette toute nouvelle découverte.

A vrai dire, je pensais que mon handicap serait un obstacle aujourd'hui, qu'il m'empêcherait de patauger comme bon me semble. Mais, glissant à la surface de l'eau, j'oublie qu'il me manque un morceau. Je suis trop jeune, je ne sais pas encore que la piscine deviendra ma deuxième maison, que l'eau sera mon refuge lorsque tout s'effondre à l'extérieur. Pourtant, au fil du temps, j'allais devenir plus à l'aise dans ce liquide chloré que sur la terre ferme. Je crois que j'ai fini par me transformer en un dauphin estropié.

Mes parents m'extirpent de l'eau et soudain, je trouve la vie injuste. Pourquoi ne pas me laisser là, où enfin je pense avoir trouvé ma place ? Pourquoi les bons instants sont-ils si fugaces, pourquoi le plaisir nous échappe-t-il si vite ? Il me faut remettre ces prothèses avec des gestes qui sont devenus mécaniques mais l'envie n'est plus là, la différence fait rouler des larmes sur mes joues, ma particularité gonfle mon cœur, je crains qu'il finisse par exploser. 

Mon cœur mis à nuWhere stories live. Discover now