L'Ampe houle - 3

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Trois choses se passèrent quasi simultanément. La porte se dématérialisa. Édouard lui-même apparut dans l'embrasure. Il se vit de loin mais se reconnut aux habits qu'il portait. L'apparition tremblota puis un joli visage apparut à son tour (derrière ce qui était en fait un miroir). Non, pas le visage de la jeune fille de la file d'attente.

Un regard océan. Il détestait les nez aquilins, mais il ne remarqua même pas celui-ci tant les yeux bleus en amande le transpercèrent. Un rien garçonne, avec ses cheveux bruns coupés assez courts, la fille avait l'air contrarié. Sa moue la rendait d'autant plus attirante.  

Elle rendit son regard à Édouard. Il devait être insistant parce qu'elle avait rougi. Elle détourna son regard vers le formateur, puis vers le miroir, qu'elle adossa contre un mur de la salle. Ensuite elle courut vers Édouard, non, vers le formateur et... l'embrassa. Distraitement, comme s'embrasse un vieux couple. Édouard vit le monde s'affaisser autour de lui. C'était comme ces scènes de film au ralenti, lorsque la focale zoome sur le héros. C'était comme si une foule en colère fonçait sur lui.

Il raccrocha sa mâchoire et décrocha son regard de la demoiselle qui s'efforçait à présent de murmurer quelque chose à son partenaire, avec un air affolé. Il posa son regard sur l'embrasure : une foule en colère fonçait sur lui. Non, pas "comme si", cette fois. Une foule, avec des gens menaçants, hurlant (sans doute des jurons), fonçait sur lui.

Le reste s'enchaîna. La fille retourna au miroir. Son mari courut vers la fenêtre. Il demanda à ses apprentis de garder leur calme. Ces derniers désobéirent. Hormis Édouard. La femme rematérialisa la porte qu'elle verrouilla. Elle saisit le miroir. Son homme ferma les fenêtres sur lesquelles des sortes de mottes d'il ne savait quoi s'écrasaient une à une. Les apprentis coururent d'abord à la fenêtre, puis au fond de la salle, lorsque les premiers projectiles tapèrent les vitres. Édouard ne savait plus où regarder. La femme déplaça le miroir (qui se révéla être une enseigne à l'effigie de l'Ampe : il y avait autre chose d'écrit dessus mais il ne parvint pas à lire dans la précipitation). Le mari ferma les volets. Les apprentis firent un brouhaha. Quoique brouhaha ne soit pas le mot... plutôt un brouhomondieu ou broukeskispasse.

Ce qui se passait, c'était l'inévitable. Quand on prend les gens pour des cons, ils finissent par s'énerver. La colère peut être immense et terrible, comme lors de la Révolution française. Elle peut aussi être faible et inutile, comme ce jour-là, dans l'agence. Elle est toujours violente.

Plus tard, aux infos numérisées, on apprendra que c'est la pose de l'enseigne qui déclencha la révolte ; qu'elle devait être posée par la femme du patron (Édouard se dira qu'il avait vu juste sur le baiser du couple ; quand on a un petit sexe, on se contente de peu ; il embrassera ensuite la jeune fille de la file d'attente, lovée dans son canapé). Dans le hall principal. En pleine heure de pointe. Et que ce panneau indiquait, sous le sigle de l'Ampe : Désormais, les formations seront payantes. Et plus bas, en plus petit : le remboursement de toutes les formations effectuées ces trois dernières années pourront vous être demandées. Encore plus petit : les employeurs ne sont plus intéressés par les profils surqualifiés : au delà de trois formations à l'Ampe, merci de ne plus candidater sur les listes des employeurs partenaires.

Pour l'heure, Édouard, la femme, le mari et les apprentis étaient coincés dans la salle de formation. Encerclés par des hordes de surdiplômés.

Ceux qui avaient suivi la formation La physique quantique et ses applications au quotidien ne feraient sans doute qu'une bouchée de la porte dématérialisée. Ceux qui avaient suivi Les théorèmes n'auraient aucun mal à calculer le carré de l'hypoténuse et trouver la bonne taille d'échelle pour atteindre les fenêtres depuis la cour en contrebas du bâtiment. Édouard entendit même un apprenti du cours Motivez vos équipes en cas de stress intense en train d'encourager ses congénères.

Mais il ne se passa rien. À travers les volets, on vit les manifestants apporter une échelle trop courte qui n'atteignit jamais les fenêtres. Les assaillants de la porte toujours matérialisée tentèrent finalement d'en venir à bout en tapant dessus. À 17 h, la sonnerie retentit et tous se dispersèrent.

Le groupe emprisonné reprit confiance et sortit vers 17 h 30. Le type qui tentait d'encourager les autres était ligoté et bâillonné, près de la porte. Édouard se rendit à l'évidence : le système de formation était inefficace.

Il était pourtant façonné par les hommes politiques bienveillants, pour répondre aux critères des principaux employeurs. Employeurs et employés ne partageraient-ils jamais les mêmes intentions ? À force de vouloir contenir les chômeurs dans des cases, l'Ampe et les États avaient fini par les enfermer.

Dans l'Iscenseur qui le ramenait au sous-sol, il pensa que la sagesse avait fait son temps et que la politique était surtout utile à elle-même. Puis il s'en voulut de douter de la compétence des gens qui réfléchissaient à ces problématiques. Ils étaient plus qualifiés que lui. Le système existait depuis des décennies. Cela le rassura.

Il n'était pas responsable de ce système. Donc pas forcé de réfléchir à l'améliorer. Ainsi, les choses rentrèrent dans l'ordre quand chacun rentra chez soi. Ce n'était pas le meilleur des ordres, mais chacun pouvait rentrer chez soi. Il se dit que c'était suffisant.

Wattys 2040Où les histoires vivent. Découvrez maintenant