Chapitre 12

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Mes pas écrasaient le sol bruyamment, mutilant le sol humide.

Nous nous sommes arrêtés à l'orée de la forêt dans un silence impressionnant. C'était comme si tout autour de nous retenait son souffle. Les arbres se taisaient et les animaux se cachaient de nous. Même le soleil commençait à descendre, craintif.

J'ai respiré un grand coup, inhalant l'air à pleins poumons. Qu'espérais-je ? Pister une bête sauvage ? Ridicule, j'allais devoir me fier à mon instinct.

J'ai jeté un regard entendu à Franklin, il a hoché la tête.

Je n'ai pas attendu une seconde de plus, pour ne pas prendre le risque de renoncer, et je me suis élancée dans les bois.

Il ne m'accompagnait pas, je devrais me débrouiller seule. Il fallait que je me retrouve face à moi-même comme il disait. C'était mon moment.

Il ne m'avait pas donné beaucoup de détails, soi-disant pour ne pas gâcher la surprise. Ça m'avait fait hésiter, j'ai peur de l'inconnu. Mais il avait un argument irréfutable : j'étais puissante, beaucoup plus que lui. Il n'y avait donc aucune raison que j'échoue. Tout allait bien se passer, c'est ce qu'il n'avait pas arrêté de me répéter. Je devais avoir confiance en moi, c'était tout ce qui importait. Le reste ne serait qu'une partie de plaisir, enfin si j'étais réellement comme lui. Ce dont je ne doutais pas une seconde. J'étais même peut-être pire. Ou mieux, je ne sais pas.

On avait vécu la même chose au fond. Être rejeté à cause de ce qu'on est. Être isolé de tout le monde. Être montré du doigt. Être la cible de discriminations. Être différent. Être, tout simplement. Ouais, notre problème c'était juste d'exister.

Vivre est parfois un cadeau empoisonné. Je n'avais jamais demandé à naître, et encore moins à devenir ce que j'étais. On ne m'avait pas laissé le choix, on me l'avait imposé.

Tandis que je courais entre les arbres centenaires, l'adrénaline montait. Je commençais à redouter le contact mais j'en avais une folle envie. Étais-je prête ? Aucune idée. Mais ça ne serait pas dur, un peu comme participer une nouvelle fois à la baston du terrier. Oui, ce devait être équivalent. À la seule différence que cette fois je ne frapperais pas mes amis. Et ça, ça changeait tout. Ça voulait dire que pour une fois j'allais pouvoir me déchaîner complètement et laisser ma force exprimer sa rage à sa manière.

Exactement comme Franklin.

On aurait même pu qualifier notre - presque - œuvre d'art. L'expression des sentiments, c'est bien ça, l'art ? Alors oui, on pouvait dire que c'en était. Avec de la peinture sanguine et une bonne dose de rage on pouvait faire un tableau. Morbide, certes, mais un tableau tout de même.

J'ai repéré ma proie : un sanglier solitaire.

Je me suis allongée au sol pour me cacher.

J'avais d'abord croisé un cerf, mais je n'avais pas réussi à me résoudre à le tuer. Il était beaucoup trop beau et majestueux. Alors que le sanglier que j'avais devant les yeux était laid et répugnant. Je n'avais jamais aimé le cochon, même dans mon assiette.

Il a relevé la tête, à l'affût ; il m'avait flairée.

Je me suis remise sur mes deux pieds sans faire de geste brusque. J'ai eu peur qu'il détale à toute allure, mais non, il m'a chargée.

Il espérait peut-être me faire fuir de cette manière. Sauf que non, j'étais là pour la confrontation.

J'ai couru dans sa direction, manquant de trébucher à chaque foulée. J'ai vraiment cru que j'allais m'étaler de tout mon long sur le sol et me faire piétiner.

Ses yeux trahissaient l'incompréhension et le doute. À moins que les miens se soient reflétés dans ses iris d'un noir d'encre.

J'avais la frousse de ma vie.

Qu'est-ce que j'étais en train de faire au juste ? J'étais devenu folle ! Depuis quand je me jetais sur les animaux sauvages comme ça ? Mais n'importe quoi !

J'allais faire demi-tour quand je l'ai vu. Et à partir de là, tout s'est enchainé à une vitesse ahurissante.

Alexandre était là, debout au milieu des arbres, et il me fixait.

Cette vision était presque onirique, je n'arrivais pas à y croire. Je devais être en train de rêver, c'était impossible autrement.

Et pourtant, la violence de l'impact m'a confirmé qu'il s'agissait bien de la réalité et m'a arraché un cri de douleur.

Mon genou gauche me faisait atrocement souffrir. Je devais absolument aller voir Alexandre, mais il fallait d'abord que j'en finisse avec le sanglier. Devant lui. Et ça, c'était problématique.

Tout à coup, tout me paraissait absurde. Pourquoi faire tout ça ? J'avais honte de ce que j'étais devenue. Mais je n'avais plus le choix, j'allais devoir tuer la bête à mains nues.

Toujours achever un travail commencé, sinon on regrette.

J'ai empoigné le sanglier par les pattes avant et l'ai retourné sur le dos.

Il se débattait comme un beau diable et je n'étais absolument pas concentrée. J'ai reçu plusieurs coups de sabot, dont un sur la pommette et une bonne dizaine dans le ventre.

Je souffrais le martyr. La douleur me causait des vertiges, puis l'idée qu'Alexandre me regarde me donnait juste envie de m'évanouir sur-le-champ.

Mais il fallait absolument que je lui parle, alors j'ai frappé, frappé de toutes mes forces, poing serré, sur le sanglier déjà blessé. J'ai abaissé mes paupières pour rendre tout ça moins réel que ça ne l'était. Non, moi je ne voulais pas voir ses yeux s'éteindre. Je ne voulais pas faire ça, je n'étais pas comme ça. L'animal était déjà mort, mais je frappais encore et encore, parce que non, moi je voulais pas que ça se passe comme ça. Je voulais juste qu'on me laisse tranquille, je voulais juste être libre. Frapper, pleurer, frapper encore plus fort, pleurer beaucoup plus.

Je commençais à avoir du sang sur les mains. Le mien. À ce moment là j'ai ouvert les yeux.

Alexandre n'était plus là.

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