Chapitre I - Partie 1 : Le dîner

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L'appartement d'Andreï – il fallait s'y attendre – présentait un désordre incroyable. Des feuilles, des stylos, des compas, des rapporteurs, des règles, des équerres, et toutes sortes d'autres instruments que Ben ne parvenait pas à identifier clairement – en néophyte qu'il était – gisaient sur le sol, traînaient sur des tables, des sièges, ou recouvraient les murs. Avisant brièvement les dessins qui parcouraient les pages, il lança :

- Tu t'es transformé en architecte ou quoi ?

Depuis la cuisine, son frère lui cria :

- Non, pas encore, mais je l'envisage !

Le cadet sourit puis poussa un peu les tas de paperasses pour poser son sac dans un coin de la pièce. Il jeta sa veste par-dessus, et s'avança dans le salon. Il devait faire attention où il posait les pieds ; même en chaussettes, il n'était pas à l'abri d'abîmer l'une des œuvres. Andreï déboula quelques instants plus tard, deux assiettes dans les mains. Ben arqua un sourcil.

- Elles sont... vides.

- Le plat arrive, impatient. Je mets juste le couvert.

Dégourdi – ou consciencieux – comme il était, il n'amenait qu'une chose à la fois.

- Je vais te filer un coup de main, souffla-t-il, un sourire mi-amusé mi-désespéré aux lèvres.

Il emboîta le pas à son frère, et quelques minutes plus tard, la table était prête ; seule épargnée du vacarme visuel qui encombrait la pièce. Le grand scientifique revint avec un plat fumant tenu fermement par des gants de cuisine. Il le déposa sur la table basse. L'odeur du rôti s'aventura jusqu'aux narines de Ben, aussi alléchante que l'image qui frappait sa rétine.

- Je savais pas que t'étais capable de faire des trucs pareils...

- C'est le seul plat que je suis capable de faire sans enflammer toute la maison.

Le brun éclata de rire, bientôt suivi par son aîné. Puis, se munissant de couteaux et fourchettes, ils entamèrent avidement leur repas. Le début du souper se déroula en silence ; parce qu'il était trop gênant d'aborder le vif du sujet et parce que ni l'un ni l'autre – pour des raisons qui leur étaient propres – ne voulaient en discuter. Finalement, ce fut Andreï qui fit le premier pas.

- Tu lis toujours les journaux ?

- Pas depuis...

Ils échangèrent un regard ; ils s'étaient compris. Pas depuis qu'il était revenu du front, pas depuis qu'il avait vu la réalité en face, pas depuis que le mensonge l'insupportait, pas depuis qu'il le vivait comme une injustice.

- Tu as de la chance d'être vivant.

Ben haussa les épaules.

- Je ne sais pas si c'est vraiment une chance. Et puis, on risque de tous mourir alors... Pas besoin de lire les journaux pour savoir ça, ajouta-t-il.

Il évoquait la mort comme on aurait lancé une discussion sur la pluie et le beau temps, comme s'il y demeurait indifférent, comme si, déjà, à vingt-six ans, il avait su accepter les limites de la vie, comme s'il avait appris à adopter la doctrine des plus grands philosophes : la mort est inévitable. C'est un fait incontestable, mais peu de gens veulent y croire ; ils veulent vivre plus, plus longtemps et mieux. On ignore la mort jusqu'à ce qu'elle se glisse dans nos draps, amante d'un instant, si charmante que l'on n'hésite pas à la suivre. Il avait l'air d'être de ces personnes différentes. Pourtant, comme tout le monde, il avait peur. Il savait que ça arriverait, il ne cherchait pas à retarder le moment – ou peut-être seulement un peu –, mais l'angoisse lui rongeait les tripes.

- Non.

- Quoi ?

Les mots de son frère l'avaient subitement extirpé de ses pensées.

- Non. Non, on ne va pas tous mourir.

Ben fronça les sourcils.

- Ne me dis pas que tu crois ses abrutis qui vendent de l'espoir pour... pour de la reconnaissance futile et de l'argent dont ils ne se serviront pas totalement ?

Andreï sourit, puis se mordit la lèvre inférieure, une lueur de malice dans les yeux.

- Non, c'est bien mieux que ça.

- Mieux ?

L'incompréhension et la curiosité l'enserraient dans un carcan dont la seule clé se constituait de réponses.

- Regarde.

Il attrapa une feuille qui patientait sur le sommet d'une pile, et lui planta devant les yeux, tant et si bien qu'il dût se reculer.

- Un... vaisseau spatial ? On n'est pas dans Toys Story, et t'es pas Buzz l'éclair, mon gars...

- J'ai réuni une équipe de scientifiques et d'ingénieurs. Ça m'a demandé énormément de temps, mais ça en vaut le coup, continua-t-il, ignorant la remarque sarcastique de son frère. On a déjà discuté de l'issue de cette guerre. La Terre va forcément exploser avec toutes les bombes qui sont larguées. Et si ce n'est pas le cas, son air va se polluer, et elle ne sera plus viable.

- Tu délires complètement...

Il laissa son corps s'enfoncer dans les coussins moelleux du canapé, lâchant sa fourchette qui retomba avec un cliquetis dans son assiette.

- C'est n'importe quoi... poursuivit-il, à la fois atterré et intrigué.

- Non, non, c'est l'avenir, Ben ! Tout n'est pas fini. Nous construisons un vaisseau. Nous avons trouvé une planète où la race humaine pourrait vivre. L'atmosphère y est composée des mêmes gaz, quasiment en mêmes quantités. Il y a de l'eau, un peu moins qu'ici, mais il y a plus d'eau douce que d'eau salée.

Il se leva d'un bond, comme un enfant excité, et courut chercher son ordinateur. Il alluma l'écran, et une petite chose sphérique, avec des zones bleues, vertes, jaunes, blanches, grises, brunes, et autres, se mit à tourner devant les yeux du cadet.

- Je te présente Speia.

NeseïrWhere stories live. Discover now