Le Gardien des Rêves

Tic-Tac

Le regard plongé dans l'écume tourbillonnante de son petit-déjeuner, Nora remuait machinalement sa cuillère dans un chocolat de moins en moins chaud. Elle était hypnotisée par le courant spiralé du cacao qui ne pouvait que lui rappeler la vision de sa tutrice s'enfonçant dans les eaux. Bien sûr, ce n'était qu'un rêve, une machination de son esprit et Mme Preunelle, si elle n'était pas déjà partie, devait simplement prendre son petit-déjeuner autre part, avec Philéas. Il ne pouvait en être autrement, car la dame avait une hygiène de vie des plus rigoureuses et Nora le savait. C'était d'ailleurs la raison de sa présence si matinale dans le réfectoire. La petite fille s'était levée à six heures, incapable de se rendormir par peur de se perdre à nouveau. Elle s'était préparée, tranquillement, de la tête aux pieds, s'était assise sur le velours de sa chaise de bureau les yeux rivés sur un petit réveil et à six heures et trente minutes précises, avait pris la direction du réfectoire dans l'espoir d'y croiser celle qui l'avait élevée. La dame ne se levait jamais plus tard que six heures, pour prendre son premier café à sept heures tapantes. Elle prenait d'ailleurs un malin plaisir à moquer les adultes qui n'en faisaient pas autant car, selon elle, on ne pouvait pas « prétendre avoir des responsabilités en suivant le rythme d'une courgette ». Seule dans la grande salle de réception, Nora leva les yeux vers l'horloge qui ornait le mur collé à l'estrade. Il était sept heures et seize minutes et Mme Preunelle n'était toujours pas là.

La petite fille s'empressa alors de boire son chocolat, en grimaçant car il était froid et se dirigea vers l'entrée du manoir. Dans le hall, le va-et-vient des livraisons avait déjà commencé. Nora se faufila habilement entre les caisses, les sacs et les tonneaux pour se retrouver au pied de la grande statue, devant un petit guéridon en chêne, sur lequel trônaient deux livres épais. L'un était noir et recensait toutes les marchandises, les prestations et le personnel associé par ordre chronologique. L'autre était vert émeraude et répertoriait toutes les visites officielles, les rendez-vous et l'allocation des chambres. C'était justement cette dernière information qui intéressait l'enfant et en l'absence étonnante de son ami le valet, la petite fille n'avait d'autre choix que de se débrouiller. Elle ouvrit l'imposant grimoire, feuilleta les pages pour atteindre la date de la veille et arrêta son doigt sur la dernière ligne qu'elle parcourut de gauche à droite.

« 02 Oct. 1962 — 21 h 35 - Mme Candice PREUNELLE - Courtoisie - Ch.O119 »

Nora referma le livre et se dirigea aussitôt vers le premier étage de l'aile Ouest en empruntant l'escalier principal. Elle suivit ensuite le long couloir qui reliait le hall et la mezzanine du réfectoire, pour y trouver l'entrée du dortoir à l'angle duquel, un homme, pressé, vint la bousculer d'une vigueur maladroite qui la fit tourner sur elle-même.

— Pardon Nora, je ne t'avais pas vue, s'excusa l'armoire à glace. Je ne t'ai pas fait mal au moins ?

La petite fille secoua la tête de gauche à droite et l'inspecteur Danon s'engouffra dans le dortoir. Nora s'appuya doucement contre la plainte qui marquait l'intersection avec l'accès aux chambres, pencha discrètement la tête et tendit l'oreille.

— Enfin vous voilà ! Lança Irène à l'inspecteur d'un cri chuchoté.

— Je ne me rappelle pas avoir eu le loisir de choisir ma chambre très chère ! Vous ne pouvez pas me loger dans un cagibi, perdu au fond du manoir et exiger que j'arrive dans la minute... se justifia M.Danon en adressant un regard accusateur à Eric.

— Comme je vous l'ai expliqué hier, le peu de chambres libres étaient en plein nettoyage à votre arrivée. Mais si votre séjour devait se prolonger, je serai ravi de vous installer dans le bâtiment prin...

— Éric ! Vous ne pensez pas que cette discussion puisse attendre ? S'imposa la gouvernante.

— Je vous en prie Irène, ne vous en prenez pas au jeunot, c'est moi qui l'ai provoqué, insista l'inspecteur. Expliquez-moi plutôt ce qu'il se passe.