Le Manoir

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À quelques lieues de la porte Nord, dans les vastes plaines et collines que les visibles appellent "Flandres", le calme régnait encore. Il y avait dans l'air quelque chose de doux, une caresse que l'on aimerait éternelle. La brise faisait frémir les fleurs qui luttaient contre l'arrivée des feuilles orangées dont les arbres se débarrasseraient. Dans les prés, quelques bovins profitaient des derniers jours de l'été. Au loin, une volée d'oiseaux s'extirpa d'un bois, chassée par un vacarme de percussions qui venait rompre l'harmonie du lieu. Oreilles dressées, museaux humides, une à une les vaches levaient leur lourde tête pour assister à leur divertissement de l'après-midi. Un train.

Il y avait dans ces voitures tout ce que la société avait à offrir, du comptable trop gourmand au professeur arrogant en passant par l'ouvrier abattu par sa longue journée de chantier. Les regards se croisaient sans l'admettre et l'on entendait parfois tousser à droite, souffler à gauche ou râler devant. Dans l'avant-dernier wagon un vieil homme, au chapeau vissé jusqu'au nez, fumait une cigarette roulée maladroitement et cela ne laissait pas sa voisine indifférente. C'était une dame âgée, très propre sur elle. Son tailleur de velours émeraude était agrémenté de carreaux vermillon et, de la jupe aux manches, il n'avait aucun pli. De grandes lunettes carrées soulignaient l'intransigeance de la cinquantenaire. Elle souffla. Ses yeux se détachèrent des miettes de tabac qui s'agrippaient au pantalon du vieillard pour se tourner vers son porte-cigarette, soutenue par une main ferme, gantée de cuir blanc.

— Tenez-vous droite jeune fille, ce n'est pas parce que nous quittons la société que vous devez perdre vos manières ! Une dame doit avoir le dos... — Droit, je sais, l'interrompit la jeune fille qui l'accompagnait.— Insolente ! Ce n'est pas avec ce ton que vous convaincrez qui que ce soit. Vous semblez oublier qu'à votre âge, rejoindre ce genre d'établissement est le seul moyen de ne pas finir à la rue le jour de vos dix-huit ans.La jeune fille avait la tête contre la vitre de la voiture et l'air chaud qu'elle expirait venait former des tâches de buée qu'elle s'amusait à effacer, avec son doigt, pour dessiner un visage qui se révéla être le portrait peu flatteur de la dame, sa tutrice.— Nora ! Un peu de tenue.

La jeune fille se redressa lentement et adopta la même posture que sa voisine. On pouvait alors enfin admirer la beauté innocente de l'enfant. Il restait dans ses yeux des étoiles que le temps n'avait pas encore éteintes et, dans le creux de son sourire, cette malice qui en avait fait tourner plus d'un en bourrique. Elle portait une robe bleue qu'elle n'aimait pas, ce qui donnait l'impression qu'elle l'avait empruntée. Nora resta tranquille pendant le reste du voyage malgré la fumée épaisse qui lui chatouillait les narines.

Après trois bonnes heures de trajet et quatre changements de train, on entendit enfin le grincement de rails qui annonçait l'arrivée en gare. Nora suivit le tailleur en traînant la petite valise qui contenait tout ce qu'elle possédait. Avant de quitter la voiture, elle jeta un oeil vers le vieil homme qui avait mystérieusement disparu. Son siège était vide, mais elle ne l'avait pas vu se lever. La petite fille enfila son manteau, noua son écharpe et trébucha à la descente du véhicule.
— Tachez de regarder où vous posez les pieds jeune fille !— Ce n'est pas ma faute, il y avait un chat et je ne voulais pas...— Un chat ? Vous ne vous arrangez pas. Il est plus que temps de laisser des professionnels s'occuper de votre cas.— Mais... je vous assure...— Silence, vous me faites honte.

Nora se tut et suivit le cortège de valises. De l'autre côté de la petite gare aux briques rouges, le soleil se couchait lentement sur les pavés d'une place modeste, foulée des bottes de travail des pêcheurs et des ouvriers qui montaient et descendaient des bus et camions stationnés le long des maisons vêtues du charme simple du Nord.

— Qu'est-ce que c'est laid, déclara la vieille dame.— Moi, je me sens bien ici.— Bien sûr que vous vous sentez bien, il n'y a ici que des rustres en manque d'éducation.Une voiture noire, sortie d'une autre époque, était garée un peu plus loin et ce ne fut qu'une fois la place vidée de tous ses voyageurs qu'une jeune femme s'en extirpa. Les cheveux blonds coupés aux épaules et une robe qui flottait dans le vent, elle souriait. — Madame Prunelle-— Preu-nelle, avec un E, reprit aussitôt la vieille dame.— Et vous devez être... Nora ? Je m'appelle Nicole, mais pour toi je serai Mademoiselle Cannelier, poursuivit-elle en lui tendant une main que la petite fille s'empressa de secouer. — Nora ! Où sont vos manières ? s'imposa la tutrice sans réaction de l'intéressée. — Ce n'est rien, dit Nicole. Le voyage en train n'a pas été trop long ? — Franchement ma chère, je ne sais pas comment font les gens pour se déplacer ainsi tous les jours, c'est un théâtre populaire infâme et je suis bien contente de retrouver un peu de société, répondit-elle en lâchant ses bagages dans les bras du valet qui accompagnait la jeune femme.

Le Gardien des RêvesWhere stories live. Discover now