Chapitre 12 : Les hommes

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— Sortez !

Alors c'était ça, la guerre. Elle était venue jusqu'ici, à l'autre bout du monde. Ce qui n'était auparavant qu'une vérité lointaine, une épine dans le pied, s'enfonçait droit dans le cœur. Loin des inconnus informes dont les nouvelles parvenaient parfois, des spectres du passé qui ne survivaient plus que dans les codex, les noms s'offraient des visages et des voix.

Le ciel gris-noir et brouillardeux s'illuminait de la fureur des flammes qui détruisent, se colorait de l'orange de l'orage, l'air épais gonflé par les cendres qui volètent ; la petite place entre les trois chaumières où ils jouaient enfant dans la terre sèche et l'herbe jaune avait été piétinée par la mort. La lune ne voyait pas, invisible derrière ses nuages, mais la lumière jetée sur ces hommes en noir faisait luire le métal de cette bande guerrière, disposée en arc autour de la chaumière qui brûlait comme un feu de cheminée d'hiver dans l'âtre, refluait la même âcreté sauf qu'elle ne réchauffait pas le cœur, ni le bout des doigts gourds et les pieds humides et qu'elle consumait tout. Un loup hurla, son cri lancinant déchira la nuit et les visages convergèrent vers cette inquiétante supplique qui s'éternisait. Il y eut des regards échangés pour ne pas déranger ce qu'il restait de silence, des mots murmurés à voix basse et les hommes se dispersèrent pour se reformer avec un art militaire. Le hurlement s'évanouit et tout redevint calme, les hommes ne bougeaient plus ils attendaient et on n'entendait plus que le bruit du bois qui gémit et craque et parfois la toux rauque de celui que les cendres faisaient suffoquer. Les hommes s'étaient rangés pour former deux lignes en un angle qui pointait vers la montagne au-dessus du hameau, couvrant les entrées des chaumières des Sam et de celle de Roger de lignes bardées de lances et de métal. La montagne à l'horizon formait une ombre indistincte, un grand trait noir qui déchirait le ciel à peine moins sombre. Ceux lui faisant face avaient fiché leurs pavois dans la terre à leur pied, couverts par ces grands boucliers de bois qui les protégeaient mais de quoi, avaient armé les arbalètes qu'ils pointaient nerveusement vers la chaumière de Roger ou ce qu'il y avait derrière.

— Sortez ! ou vous mourrez par les flammes. Sortez, maintenant !

— Brutal, qu'on en finisse. Le vent est à l'orage et on est à l'aut' bout du monde...

Mais l'homme à la voix grave, ignorant cet appel, reprit :

— Nous ne vous ferons...

L'Ancien sortit le premier, en chemise de nuit. Il vociférait : « ma maison ! », brandissant sa hachette de bûcheron avec laquelle ils débitaient l'été le bois d'hiver. L'Ancien aimait voir rangée à sa même place la hache, accrochée dans la remise attenante entre deux clous rouillés ; il pouvait l'affûter et la graisser pendant des heures avec un soin qui tenait plus à l'obsession qu'à un vulgaire entretien routinier. Les hommes ne réagirent pas aussitôt, se consultèrent tandis que ce vieillard bondissait en rugissant au-dehors des flammes, levant maladroitement son outil devenu arme par nécessité au-dessus de son crâne dégarni. Il y eut un clic, un claquement et un sifflement arraché par-delà le bruit du feu, un son semblable à la lame qui s'enfonce dans un tronc solide ; puis un moment de flottement, la bouche écumante de L'Ancien et un gargarisme. Un juron. « Idiot. C'était un vieillard ! » gronda la voix grave de Brutal. « Il avait une arme » grogna une seconde. L'Ancien cligna des yeux, le bas du visage figé en un presque-sourire qui allait peut-être à Dragon ou à l'horizon invisible loin derrière lui ; il recula d'un pas et disparut. Dragon devina le bruit du corps raidit touchant terre ; il tendait le bras vers L'Ancien, paume ouverte, ses doigts écartés, comme s'il avait voulu prévenir sa chute. Mais c'était déjà trop tard depuis longtemps et il n'aurait rien fait que retarder l'inéluctable. Cette décision ne lui avait jamais appartenu. L'Ancien avait décidé de mourir, alors il était mort. Bientôt il serait de la même poussière que celle qui retombait après qu'il l'avait remué en mourant. Les hommes, comme les orages, étaient condamnés à passer mais certains arrivaient encore à choisir.

Dragon [EN COURS D'ÉCRITURE]Hikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin