Chapitre 3 : Vers les champignons

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L'air sentait les aiguilles, la résine et le bois humide. Tout autour, la lumière ruisselait entre les troncs et sous la canopée, découpant la forêt de taches blanches. Sur la sente, les traces de pas, noyées dans la boue qui séchait déjà, restaient facilement lisibles, parmi d'autres plus anciennes. On empruntait souvent ce chemin, mais les hommes du hameau ne se risquaient jamais bien au-delà de l'orée. On collectait le bois de chauffage, celui pour les autres ouvrages, juste le nécessaire, parmi les branches tombées à terre et les arbres couchés depuis longtemps. On préférait le hêtre mais pour ça, il fallait pousser plus loin et on s'y risquait rarement. Alors on se contentait du pin, suivant ce qu'offrait la forêt qu'elle avait abandonné au sol. Nul n'aurait osé y aller autrement. Ils vivaient là depuis assez longtemps pour respecter ces bois comme une vieille maîtresse, un respect teinté de crainte et de superstitions que personne ne souhaitait vérifier.

— ... Mère Jeanne dit que Roger devait aller chasser avec Sam, sauf que Roger est encore monté prier. Mère Jeanne dit qu'il fait rien que prier alors qu'il devrait chasser avec papa. Tu sais qu'il s'occupe même pas de Ron et tu sais pas ce qu'il a fait Ron d'ailleurs ? Hé Dragon, tu m'écoutes hein ?

Le chant d'un geai accompagnait leurs pas, et Dragon remarquait d'autres pépiements se tarir à leur approche. Ici, de petits et jeunes pins prédominaient, certains troncs à peine plus haut que leurs épaules d'enfants parmi lesquels se glissait parfois un sapin dont la cime perçait le toit de la forêt, plus rarement un hêtre timide et son tronc nu. Le sol tapissé d'aiguilles singeait les couleurs de l'automne en avance et le soleil créait des flaques de lumière, trouées blanches au milieu du sol orange et brun. Les feuillages bruissèrent tandis qu'une ombre s'échappait vers un nouvel abri.

— Dragon ?!

Dragon sursauta, glissant un œil inquiet vers Joanne :

— Je t'écoute.

— Elle dit aussi que Roger c'est rien qu'un idiot et un fainéant, que s'il continue comme ça il va mettre des idées aussi idiotes dans la tête de Ron que celles qu'il a lui et que Ron aussi il deviendra un fainéant doublé d'un idiot. Mais moi je l'aime bien Ron, et je pense que c'est pas un idiot et encore moins un fainéant.

Roger habitait la troisième chaumière. Son père, compagnon de Sam L'Ancien, avait participé avec celui-ci à la construction de Chateaubourg, le bourg qui jouxte l'Académie des magiciens de Fortmage, et ils avaient fui ensemble lors de la Purge pour s'installer sur le plateau. Roger était un homme taciturne, riant parfois à l'excès mais qui, l'instant d'après, pouvait bouder un silence léthargique. Son père était mort quelques années plus tôt dans son lit. Sa fin avait été, à l'image de sa vie, paisible. Sa femme, fille de L'Ancien et sœur de Sam, frêle par nature et souffreteuse, avait été emportée par la fièvre et Roger vivait seul avec leur fils. Dans le hameau, chacun était nécessaire et le sujet Roger animait les discussions les plus houleuses. Dès lors que survenait le malheur, il disparaissait, souvent pendant des jours, abandonnant ses responsabilités et avec elles Ron, son fils. Il se réfugiait dans la caverne au-dessus du plateau, petite cavité où l'on avait jadis taillé un fétiche grossier, forme d'un Art primitif ou reliquat de croyances oubliées. Roger considérait l'ouvrage comme témoin de l'existence de forces obscures à laquelle il référait, confiait ses doutes, ses peurs et sa vie. Mais la divinité mystérieuse n'avait pas épargné sa femme de la maladie – Tantine seule l'avait maintenue en vie quelques étés –, pas plus qu'elle n'avait protégé le hameau. Dragon, dans une certaine mesure, comprenait les croyances de Roger, mais il savait que ce qu'on tirait de la terre, on le sortait à la bêche et non à force de prières à d'étranges déités.

— Dragon ! Tu m'écoutes ?!

— Hein ? Pardon ?

— Dragon... ! Bon, tu sais ce qu'il a fait Ron ?

— Non, je sais pas. Dis-moi ce qu'il a fait Ron.

— Ce matin, il a tiré un lapin. Oh, c'est pas une bête bien grasse mais bon, un lapin, tu te rends compte, hein ? On va manger de la viande ! Et même que tout le monde était fier de Ron alors ça serait bien si nous aussi...

— Nous aussi quoi ?

Joanne s'arrêta. Dans son œil brillait l'espièglerie et elle avait son air des mauvais coups.

— On a dit des champignons...

— Rhooo ! Que tu peux être rabat-joie ! Tiens, regarde. En voilà un, de champignon. Tu crois que c'est un bon et qu'il se mange ?

Du doigt, Joanne désignait un gros gnon rouge, couvert de pustules blanches qui affleurait sous un tronc couché couvert de mousse. La fierté se lisait sur toute sa face.

— Non, ça se mange pas. C'est une Tue-Mouches.

— Je suis pas bête, hein. Je sais bien que ça tue les mouches. C'est pour ça qu'on l'appelle Tue-Mouches. Et si c'est mauvais pour les mouches, alors ça devrait être bon à manger. J'aime pas les mouches. Elles font rien que manger de la merde. Faut bien être bête comme une mouche, pour aimer manger de la merde. On devrait le ramasser pour tuer les mouches. Mère Jeanne dit que dans du lait...

— Ça tue pas les mouches mais si tu en manges, toi ça risque bien de te tuer.

Joanne le regardait et soudain, toute joie s'était envolée. Elle s'était arrêtée, et se laissa tomber.

— Du lait... on a plus de lait Dragon. Pourquoi on a plus de lait ? Pourquoi qu'ils nous ont pris la vache ?

— Parce que comme nous, ils ont faim.

« Et que nous avons eu la chance d'avoir plusieurs étés généreux. Je ne crois pas que ceux qui sont venus, quoi qu'ils soient, nous voulaient du mal. Ils ne voulaient pas spécifiquement du mal à Joanne, fille de Sam, et je pense qu'ils lui auraient épargné s'ils l'avaient pu. Ni à Sam, d'ailleurs, ni à l'Ancien ou à Mère Jeanne. Ni à Roger, à Ron, à Tantine ou à Dragon, fils de quelqu'un. »

— Et le bébé, Dragon, le bébé il arrête pas de chouiner tout le temps et...

Ils avaient œuvré tout le printemps et le début de l'été pour remplir humblement le grenier. En un instant, plus rien. Eux étaient venus, et ils étaient repartis. Avec tout ce qu'ils avaient. Presque tout, et n'avaient laissé que le nécessaire, à peine de quoi vivre mais suffisamment pour survivre. « Pourquoi les hommes ont tout pris Tantine ? » avait demandé Dragon, triste mais curieux de comprendre, et Tantine avait répondu : « ce n'étaient pas des hommes. » « Pourquoi ? ». Elle avait soufflé, son haleine sentait l'ail, la menthe et la détresse et sa voix venait de loin, très loin, si loin qu'elle avait secoué son torse : « Parce que des hommes auraient tout pris, ils n'auraient rien laissé. »

— ... est-ce qu'il va mourir de faim ? Est-ce qu'on va mourir de faim ? Tu sais le bébé, il arrête pas de chouiner. Mère Jeanne dit qu'il est malade et qu'il va peut-être mourir si on trouve pas à manger. Ce matin ils ont beaucoup crié avec Sam. Faut qu'on trouve à manger. Tu comprends, Dragon ? Sinon le bébé il va mourir. Je veux pas que le bébé il meure Dragon, tu comprends, hein ? C'est mon petit frère et j'aimerais bien avoir un petit frère, un vrai. J'aimerais bien qu'il joue avec moi et avec toi. Il pourra jouer avec nous hein ? Il pourra même nous aider à trouver des champignons et peut-être même qu'il sera assez fort pour tuer un cerf.

Un bruissement dans les branches, un vacarme de feuille et le cri d'alerte d'un geai ; l'oiseau traversa en trombe les feuillages, son ombre indistincte dans la lumière découpée de la forêt. Le chant recommença, paisible à nouveau, comme s'il les enjoignait à le rejoindre. Joanne regarda ses mains. Sur ses joues, les larmes avaient roulé ; ses yeux pétillaient mais d'une infinie tristesse. Dragon lui tendit la main :

— Bien sûr, il pourra jouer avec nous.

Elle releva la tête, le dévisagea, une moue triste, puis boudeuse, puis l'esquisse d'un sourire.

—Allez, lève-toi et viens. On va trouver des champignons.

Dragon [EN COURS D'ÉCRITURE]Where stories live. Discover now