Chapitre 7 : Sept étés

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L'arbre avait survécu sept étés et avait eu le temps de donner une fois. Ses branches desséchées se vidaient sur l'herbe jaune, jamais plus elles ne porteraient de fruit. Bientôt, elles alimenteraient les âtres, quand la pierre du château deviendrait glacée, ou les chaudrons de chaux vive. À côté, l'arbuste chétif menaçait déjà de s'éteindre. Les mirabelliers supportaient mal les températures excessives, avait dit le marchand Bourgvallois ; excessives, les températures l'étaient.

Adam s'était levé tôt, fatigué. Par habitude, il s'était d'abord dirigé vers la bibliothèque. La pièce dépourvue de fenêtres conservait une certaine fraicheur, l'épaisseur de ses murs aidant, et Adam s'en servait l'été comme bureau. Il s'était assis, avait tiré la plume, l'avait mouillé dans l'encrier et avait étoffé les Chroniques. Ç'avait été court, les jours passaient et se succédaient. Il avait zieuté le rapport de Rolland, abandonné la veille sur le pupitre, et la fatigue l'avait saisi. Oui, les caisses étaient vides, oui, les réserves s'épuisaient, non, il n'avait pas de solution. Depuis l'hiver dernier, il épluchait les registres et s'était mis en tête de tout référencer. C'était une façon de tuer le temps, de tromper l'inutilité d'un roi sans royaume. Il avait longé le mur débordant de parchemins et de codex mais en fouillant les étagères, il avait constaté la disparition de deux ouvrages. Les livres dérobés l'avaient été dans son bureau, la réserve.  Cette fois encore, Jolimar était allé trop loin.

Le cadran solaire affichait onze heures. C'était un grand cercle de pierre avec un nez pointu, gravé aux extrémités de la sphère de chiffres qui suivaient les courbes de la meule. Adam l'avait fait déplacer au centre du jardin après le démantèlement de la tour est, afin qu'il puisse le regarder même du haut du donjon. Suivant la position du soleil, l'ombre pointait vers l'un des chiffres et donnait l'heure, ainsi que le lui avait expliqué l'ermite. C'était un homme étrange, venu un hiver, il était reparti le suivant, laissant cette ingénieuse invention ainsi qu'un antique codex et avec lui, une foule de connaissances. Adam le suspectait sorcier ; il lui avait ouvert Fortmage alors même qu'il avait fermé l'Académie, l'année suivant le début de son règne. C'était un vieillard gâteux qui refusait qu'on le nomme mais parfois, il faisait preuve d'une lucidité déconcertante et parlait un langage savant dont certains mots n'avaient trouvé leur sens qu'après qu'Adam se soit plongé dans les Chroniques du Royaume. Il avait appris qu'à l'autre bout du monde, à une autre époque, des hommes avaient vécu qui savaient user du soleil et des astres pour se repérer dans le temps ; le calendrier de Caffouée comptait les années en figeait les évènements du monde dans une courbe temporelle. Suivant ce modèle et dans la continuité de ses prédécesseurs, Adam inscrivait depuis la mémoire de son peuple en un recueil qu'il avait sobrement titré « Chroniques ».

Il avait quitté le jardin, et longeait le donjon. L'odeur des excréments montait de la basse-cour jusqu'à lui avant même qu'il ait franchi la première enceinte ; lors des plus fortes chaleurs, elle s'élevait par-dessus les deux cours et baignait Fortmage malgré de strictes règles sanitaires établies. Le château n'avait jamais prévu la capacité de loger, en plus de ses habitants, ceux du bourg et les réfugiés, affluant ces derniers mois. Les hommes vivaient avec les bêtes et la crainte de la maladie était partout. Il traversa la haute cour, sous le caquètement des poules et les grognements porcins qui rythmaient la journée depuis son commencement. Au-dessus de ça, le claquement du métal résonnait intempestivement. Robert, le maître d'armes, n'animait plus beaucoup d'entraînements en ce moment mais sa forge brûlait constamment.

Adam traversa la basse-cour, bariolée des tentes de fortune. Les gens saluaient en silence, avec un respect presque craintif, mais Adam répondait en souriant, et donnaient ceux des noms qu'il connaissait ; ici, Ian, un paysan sans terres à cultiver, boiteux et trop âgé pour rejoindre la milice ; Isaure, une vieille fille ravagée par la petite vérole, qui offrait des biscuits aux gamins quand Adam était jeune ; Clothaire, le vieux meunier de Chateaubourg, qu'Adam prenait parfois aux cuisines pour aider son boulanger, bien qu'il n'y soit d'aucune utilité, et son frère Lothar, qui vendait les tourtes les plus savoureuses du bourg. Lothar, autrefois bon-vivant, peinait à remplir sa chemise. Des figures anémiques, les corps faibles rendus sensibles à la maladie. Tous avaient perdu leur travail ; ils s'entassaient sous des auvents et des tentes bricolés par dizaine, une meute de vieillards affamés de se rendre nécessaires mais condamnés à l'ennui sous un soleil de plomb.

— Mon roi, mon roi !

Adam s'arrêta, observa la femme venir vers lui malgré les réprobations de l'homme à ses côtés. Elle avait sûrement été belle mais c'était avant les carences alimentaires et l'eau viciée, avant que ses dents ne tombent et que son visage ne se creuse. Quel âge avait-elle ? Pourtant, un éclat luisait en elle, quelque chose qui n'était pas que de la tristesse. Comment pouvait-elle ne pas être triste, elle qui n'avait rien et partageait un sceau avec ses voisins.

— Mon roi, ahana la femme, se jetant à ses pieds.

— Je... levez-vous, je vous prie...

La femme jeta des yeux suppliants sur lui. Adam avait attrapé un morceau de sa propre tunique qu'il serrait et malaxait. Il déglutit. Dans ce regard se lisait quelque chose comme de la joie, peut-être même une reconnaissance excessive.

— Notre fils... notre petit Paulin, il est aux remparts, c'est ça ?

— Je...

— Il est soldat, il sert dans votre garde. Notre petit Paulin...

— Ah, Paulin, oui...

La cour s'était transformée en un lieu exigu. Le ciel semblait trop bas pour contenir un homme debout et Adam peinait à garder les yeux ouverts ou à ne pas se détourner. Il souffla, laissa battre ses paupières et sourit :

— C'est un bon garde, un brave garçon et ses compagnons l'apprécient.

La femme attrapa ses mains entre les siennes ; Adam baissa les yeux pour regarder ces mains, ces doigts, cette chaleur. Il releva la tête et sourit, encore, jusqu'à ce que ses joues lui fassent mal et qu'il ne pense à rien d'autre et soudain il se sentait idiot.

— Vous viendrez au banquet, n'est-ce pas ?

De la gratitude, c'était de la gratitude. Il frémit, râcla sa gorge, et en un grand geste qui englobait tout le monde, il dit en élevant une voix qui n'était peut-être pas la sienne :

— Vous viendrez tous, n'est-ce pas ? Pour le souper.

Si on lui répondit, il n'en entendit rien. Les yeux assemblés là et concentrés l'obnubilaient trop pour qu'il n'entende ; il lisait en eux la détresse et la joie, le malheur et une reconnaissance qu'il ne comprenait pas. Morgan avait trop bien préparé la ruine à venir pour que Cassadre y change, pourtant il incarnait l'espoir, comme sa mère avant lui. Ces gens avaient-ils une vie meilleure avec le roi Adam qui n'était même pas roi ? Dans la foule, Berthe et Bertille restaient silencieux. Il y avait eu ce jeune soldat, Berth, mort devant lui qui le visitait souvent dans ses rêves. Il n'avait rien fait pour ce garçon et maintenant, de lui dépendait la vie de parents qui avaient perdu leur fils.

Adam leva les yeux vers le ciel, le ciel, de toute façon, avait assez à faire pour se soucier de lui ; au-dessus des remparts, un factionnaire appuyé sur sa hampe regardait vers la cour. À cette heure, le soleil passait derrière le donjon et le cadran restait dans son ombre alors Adam savait qu'il était midi. Il salua la foule, la gorge sèche et le ventre lourd des odeurs de merde et s'éloigna, pressant le pas, plus qu'il ne l'aurait voulu ; il courait presque, fuyant la tempête vers la forge où roulait un autre tonnerre.

Dragon [EN COURS D'ÉCRITURE]Where stories live. Discover now