39.

350 97 41
                                    

Ce que je déteste après les racistes, les flics racistes, et les flics racistes qui tuent des enfants, c’est qu’on me dérange en pleine écoute d’une bonne musique.

Je suis allongé sur un banc d’un parc moisi, comme les clochards qui viennent se reposer en fin de journée pour boire une petite bière au calme, et voilà que mon téléphone se remet à sonner. Robert Jonhson est contraint au silence.

— Quoi ?! réponds-je avec humeur.

Personne ne répond. Je soupire et tire mon téléphone vers mon visage. C’est Mathilde qui ose me déranger. Je ne suis même pas inquiet pour Eliott. J’ai envie que tout le monde me laisse, seul, sur mon banc. Et écouter des révoltés me crier dans les oreilles. C’est ce qu'il y a de plus doux.

— Pardonnez-moi Colin. C’est Eliott qui a pris mon téléphone.

Je ne réponds rien.

— Colin ? Etes-vous là ?

— Hmm.

— Voulez-vous, vous joindre à nous pour le repas, ce soir ?

J’acquiesce mais elle ne peut pas me voir alors je baragouine un « oui » et raccroche.

Je traîne ainsi dans ma ville. Je rentre dans des magasins sans rien acheter, je n’ai pas une thune. Ils me suivent, s’imaginent que je vais voler. Ça arrive, des fois, selon ma tenue du jour.

Tout d’un coup, c’est Kendrick qui se met à chanter dans mon oreille. J’efface tout de suite cette musique de ma playlist. Je ne veux pas penser à Will.

Sans m’en rendre compte, je me retrouve à la périphérie de la ville. Comme si mon corps était totalement indépendant, je marche sans penser. Je me retrouve dans le cimetière. Il y a de la pierre de partout, des croix, des prénoms de vieux sur les tombes, des fleurs moisies, des gens abandonnés un peu partout, au fond de la terre.

Je me fous en tailleur au pied de mon père, et je ne pleure pas. J’ai envie de crier. D’hurler. Fabrice Rousset.

F

A

B

R

I

C

E

R

O

U

S

S

E

T


Ça tourne dans ma tête. Je lis et relis ces deux mots, ces quatorze lettres, les fixe avec ferveur. Mais je ne comprends pas, je crois, ce que ça veut dire un prénom sur un morceau de pierre.

Je prends et jette les fleurs fanées plus loin. Il faut que je me calme, j’imagine. Mais c’est dur.

— Comment c’est possible de tout abandonner, hein ? Dis-moi, comment c’est possible. Ta foutue tristesse ne te donne pas le droit de m’abandonner, connard !! Bordel ! T’avais pas le droit ! De nous laisser, de partir, comme ça…

Je renifle.

— Tu nous as même pas dit pour ce foutu cancer… Merde ! Moi aussi je suis triste ! Tout ne va pas bien, tout n’est pas OK ! Qu’est-ce que tu crois ?! Moi aussi j’ai mal. Rien ne va bien. Je fais n’importe quoi, Papa.

Mon ventre se tord. Je ne sais pas si j’ai le droit de l’appeler « Papa » mais ça fait du bien. Mes épaules entourent mon cœur, je les sens se voûter vers l’intérieur. Des larmes coulent le long de mes joues. Elles sont comme une douche froide qui vient me réveiller.

— Tout ne va pas bien, je répète dans le vide. Oscar, puis Will, Alex, Édith, Eliott, Mathilde, Maman…

J’essuie mes yeux rageusement.

— Qu’est-ce que tu croyais, hein ?! Qu’on peut vivre sans son père ? Que je pouvais m’en sortir tout seul avec une veste rose pour les jours particuliers ? (un rire nerveux me secoue). Je n’y arrive pas, d’accord ? Je ne peux pas. Je ne suis pas super, beau, intelligent, charismatique, et stylé… J’ai menti. Je suis juste un imbécile qui a tout perdu… Et maintenant je suis tout seul. Je ne suis même pas sûr qu’ils puissent me pardonner. Ça me fout la trouille.

J’arrache les derniers pétales d’une fleur et me lève hâtivement.

— De toute façon, ces putains d’instants fugitifs n’existent pas ! C’est de la merde tout ça ! Comment je pourrais croire que j’en vaux la peine, hein, dis-moi ?! J’ai même pas été foutu d’être un fils bien comme il faut pour te donner envie de rester avec nous. Même pas foutu d’aider Maman. Même pas foutu de dire la vérité à Will, d’ honorer tout l’amour que m’a donné Monsieur Aba…

Je tire sur mes cheveux, m’agite, puis les sanglots débarquent en farandole. Ils dansent, secouent mon corps avant de se jeter de mes lèvres entrouvertes pour rejoindre le béton.

— Pourquoi je fais tout de travers, hein ?! Et puis pourquoi t’es parti, Connard !? BORDEL, POURQUOI TU M’AS LAISSE N’ÊTRE QU’UNE MERDE ?!

Mon torse se soulève compulsivement. J’essuie les dernières larmes, les coriaces, les tenaces. Je pose une main tremblante de colère sur mon cœur mélancolique et annonce froidement, des trémolos dans la voix :

— Je ne vais pas devenir comme toi. Je vais… Je vais… rien abandonner, moi. Je vais me battre, tu as bien compris ?! Je. Vais. Me. Battre. Je vais aller m’excuser. Et puis…

Je me tais. Parce que je suis à court d’idées, tout simplement. Je ne sais pas trop quoi faire. Alors j’ajoute simplement :

— Et puis on verra.

Je me dis que ça ferait une belle fin de roman ou de film. « On verra ».

C’est vrai quoi, c’est comme si chaque réveil venait enterrer la veille. Un jour on vit, et l’autre on croit mourir, tout s’effondre autour de nous, ce en quoi nous croyions, ceux en qui nous mettions tous nos espoirs. Un jour on se croit le roi du monde, et l’autre on se foutrait bien quelques claques. Vous voyez ?

J’époussette la poussière de mon jean, enfonce mes écouteurs dans les oreilles, un dernier regard sur la tombe de mon père, et puis il est temps de partir. J’ai sûrement l’air débraillé et un brin inquiétant avec les cheveux en bataille qui retombent devant mes yeux, mon jean tâché de terre, ma paire de godasses en toile trouée et mon pull bien trop grand pour mon corps rachitique. Mais ce n’est pas grave. On n’est plus à ça près.

Confessions d'une tapetteWhere stories live. Discover now