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Ça fait une semaine ou quelque chose comme ça qu’on ne s’est pas reparlé avec Alex. Enfin si, il m’a dit d’aller me faire foutre. Je lui ai dit que je l’emmerdais. Puis il a répondu très gentiment que je pouvais bien me faire enculer. 

Désormais, il passe la plupart de son temps avec les quatre cons. De temps en temps, il rejoint Will chez son père, ou pour aller boire un coup, souvent quand je garde Eliott. William continue de me dire que ce n’est pas du tout calculé mais je sais bien que c’est seulement pour ne pas me faire de la peine. En réalité, Alex m’évite. 

Il m’évite comme si j’avais la peste. Pire, il m’évite comme un raciste évite avec hargne la diversité. Alors j’ai décidé de faire pareil. Au lycée, je trace, pas le temps, pas maintenant, plus tard, désolé Will, on se voit un de ces quatre. Et il se trouve que ce « un de ces quatre » c’est quand Alex n’est pas dans les parages. 

Ma foi, si c’est ce qu’il veut. Je ne vais pas lui courir après trente mille ans.

C’est vrai que c’est chelou. On était trois. Alex, Will, moi. Pas deux cons et un Will au milieu qui essaye de réparer les choses. Mais on finit par s’y habituer.

Aujourd’hui, je n’aurais ni à faire des plans de fou dans ma tête pour l’éviter ni me creuser la cervelle pour inventer de nouvelles insultes (histoire de se renouveler un peu).
Pour cause, je sais que ça en fera chialer plus d’un, mais le lycée ce sera sans moi.

Ma flemme est aussi grande que la fortune de Bernard Arnault (je suis allé la chercher loin celle-là, j’avoue). Alors au risque de bouleverser la course du monde, je crois qu’il est préférable que j’économise le peu de force que j’ai. Ça ne doit étonner personne à écouter Alex : je ne pense qu’à moi, pas vrai ?! Oui, la rancune est présente.

Je quitte ma chambre en traînant des pieds, mets ma capuche, attrape une tartine, un verre de jus d’orange et m’écroule sur une chaise. Ma mère est là elle-aussi. Elle a sa tête des bons jours.

Ma boule en ventre s’enlève un petit peu. Il n’y aura pas de crise, pas de pleurs, pas de cris. Il n’y aura que ma mère. Ça me rend heureux. Ouais, je suis foutrement heureux. C’est vrai qu’il y a ce con d’Alex, cette tonne de travail à faire, mon avenir qui attend sur un coin de la route, mais pour l’instant ma mère va bien alors moi aussi. Le reste on verra plus tard.

— Tu n’es pas censé être au lycée à cette heure-là ?

Je croque dans ma tartine, prends le temps de boire à petite lampée, m’essuie avec une serviette qui traîne, et seulement là je réponds :

— Censé ne veut pas dire être juste.

Elle reste perplexe. Pas un mouvement. Sa bouche s’ouvre, se referme, s’ouvre, se referme. 

— Qu’est-ce que ça veut dire ? lâche-t-elle doucement.

— Je n’en ai pas la moindre idée. J’essayais juste de sortir un truc hyper pertinent mais je ne suis pas sûr de me suivre moi-même.

Nos rires résonnent dans la petite cuisine. C’est beau, c’est doux, quand elle rit. 

— Est-ce que tu utilises Le Code Rouge ? Est-ce que tu es bien sûr que c’est ce que tu veux ? me demande-t-elle une fois ses esprits retrouvés.

— Affirmatif. Je suis prêt.

Elle se lève de sa chaise, marque le jour d’une croix rouge sur le calendrier, celui avec les chats. Ce simple geste me rend heureux. C’est inexplicable.
C’est comme ça. 

Je crois, en même temps, que Le Code Rouge, rendrait n’importe qui heureux.

On l’a mis en place avec ma mère quand j’étais petit.

Il y avait ces journées où les insomnies m’empêchaient d’aller à l’école. Je marchais en mode zombie qui s’apprête à mourir une seconde fois.

Elle galérait pour m’emmener à cette usine à chômeurs (ma petite expression personnelle). Je me mettais à hurler, pleurer, invoquer les dieux pour qu’ils viennent me sauver de cette traîtresse qui me servait de mère. 

C’est suite à mon petit caractère tout mignon, bien trempé, qu’elle a inventé Le Code Rouge. Si tu sens que tu ne peux vraiment pas te lever, que c’est trop dur, alors tu peux utiliser ton joker. Deux jours pendant l’année, tu pourras rester à la maison avec Maman. Inutile de préciser que je n’ai pas bronché. J’ai bien tenté de gratter trois ou quatre jours par trimestre mais elle n’a rien voulu savoir. Elle est plutôt dure en affaire ma mère.

— Tout va bien, Mon Colin ? Une raison particulière pour Le Code Rouge ?  me demande-t-elle innocemment.

Je lui enlève le bol qu’elle tient dans les mains, débarrasse la table et la pousse vers la salle-de-bain pour qu’elle aille prendre une bonne douche.

— Je vais très bien. Tout est OK. Maintenant, va te préparer. On sort.

Elle proteste, bien sûr. Elle ne hurle pas, ne pleure pas, n’invoque aucun dieu mais fait appel à une once de compassion chez son fils bien-aimé, son Colin, son amour, son petit gars. Mais moi aussi je suis dur en affaire, Maman.

Au bout d’une heure et demi, tout le monde est prêt. Elle a râlé, c’est vrai mais juste par principe. J’ai senti qu’elle voulait me faire plaisir. Elle a enfilé un jeans, son tee-shirt blanc difforme, ses vieilles baskets un peu délavées, je peux vous dire que c’est le plus beau signe d’amour qu’elle peut me faire. 

On a mangé dans un restaurant. Un vrai. On a fait comme si on était riche. Je sais qu’elle le regrettera quand elle verra l’état de son compte en banque mais pour l’instant notre estomac est rempli de bonnes choses, je crois que c’est l’essentiel. 

Elle m’a même accompagné chez un disquaire. La musique était au maximum, une foule compacte grouillait pour voir je ne sais quel chanteur de pop raté, un espèce de vendu, de produit consommation qui sera périmé dans quelques mois.

Elle est restée. J’ai vu qu’elle se battait contre elle-même. Je lui ai demandé si elle voulait qu’on parte. Elle a refusé. J’en aurais bien profité pour acheter un vinyle collector mais ça aurait été trahir Monsieur Aba. Et je ne suis pas un traître.

Après on est allé manger une glace. C’est moi qui les a payées, tel le grand gentleman que je suis. 

On s’est baladés dans les rues. Il y avait les gars-là, vous savez, ceux qui ne bougent pas. Ma mère est allée derrière lui, j’ai pris une photo. Elle était heureuse. On a aussi croisé un guitariste…Il chantait si bien. Ma tête s’est mise à bouger toute seule. Le monde est à moi, à nous, c’est ce que je me suis dit. Et comme j’étais avec ma mère, j’ai pu lui dire : « Le monde, c’est le nôtre. » Elle n’a pas ri. Elle n’a pas dit que j’étais une tapette ou que j’avais une sensibilité de pédé. Elle a souri, un sourire tellement grand qu’elle aurait pu jouer dans un film d’horreur.

J’ai déposé une pièce dans le chapeau du gars et quand je me suis redressé, je lui ai lancé un « merci ». Il a souri lui-aussi. Il m’a paru que le monde entier souriait. 

— Merci d’avoir insisté pour sortir, mon Colin, me dit ma mère tandis que ses petites mains de petite Maman serrent le volant de sa petite voiture cabossée.

J’ouvre les fenêtres, sent le vent dans ma tête. Les arbres filent à toute allure. Un de ces instants fugitifs qu’on a envie de serrer contre son cœur.

Elle pose ses doigts contre ma joue.Si j’étais elle, je ne m’y risquerais pas, je ne me suis pas rasé ce matin. Pourtant elle continue. Téméraire, ma mère.

— Je t’aime, mon Colin.

—Moi aussi, Maman.

Soudain je suis pris de panique. Ça ne peut pas se terminer comme ça. On ne peut pas rentrer maintenant. Je ne peux pas. Laissez-moi encore un peu... Juste un peu de répit...  

— Et si on allait manger des crêpes ?

Elle acquiesce, monte le son de la radio.

— Allons manger des crêpes alors.

C'est comme si la panique n'avait jamais été là.

Confessions d'une tapetteOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz