10. Ce que le temps a pris et ne rendra jamais

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La mémoire de Magnolia s'étiola comme tombèrent les dernières feuilles sur les arbres morts, comme l'hiver prit place et que son esprit s'égarait de nouveau entre les murs d'un manoir déserté et oublié. Pourtant Asong aurait voulu s'y plonger encore et encore, se noyer dans les souvenirs si heureux et si tristes qui avaient composé la vie de cet homme qu'il n'avait jamais connu et ne connaîtra jamais. Il perdit l'appétit, les yeux toujours un peu perdus, cherchant au loin sans jamais y trouver la silhouette du manoir à travers les arbres sombres. Lui qui n'avait jamais su qu'un corps pouvait être autre chose que douloureux et bleui, que des mains pouvaient toucher pour aimer et non blesser et qu'un étreinte pouvait être chez soi, cette fois, prenait tant de temps à réapprendre tout cela. Quelques mois seulement c'était trop court, ce n'était pas assez et pas juste.

L'automne était passé trop vite et les murmures de l'eau ne parvenaient pas à calmer ses nerfs à vif. Dans les marais une étrange agitation semblait peser sur les créatures qui y vivaient, sans qu'Asong ne s'en préoccupe vraiment. Il ne sortait plus calmer les enfants de la lune, trop occupé à rêver ses nuits dans un autre temps, et se perdait petit à petit, toujours un peu plus pâle, un peu plus maigre. Les âmes dangereuses qui sortaient à cette période de l'année se rendormaient petit à petit mais il ne vagabondait plus dans les hautes herbes et les lacs sombres, trop occupé à parcourir les chemins de la forêt. Il passait ses journées dans le jardin qui n'était pas le sien, désherbant et déracinant les mauvaises herbes et les ronces, arrachant les orties et les plantes qui avaient poussé sous le cerisier dans un effort de rendre cet endroit aussi beau qu'il l'avait été du temps de Shahi, seul et suffocant sous le poids des souvenirs qui chaque jour se faisaient plus rares. Un main dans ses cheveux, une voix au creux de son oreille, et c'était tout ce qui lui restait. Il ne parvint bientôt plus à distinguer les traits délicats de Magnolia et parfois se demanda s'il avait rêvé la silhouette assise près de sa fenêtre, souriante.

La mémoire d'une après-midi ensoleillée revenait pourtant encore, assis à ses pieds et jouant avec le tapis s'effilant sous ses jambes, les cheveux tressés et une chanson douce le berçant. Il en rêva encore et encore, chaque fois un peu plus différente de la fois d'avant. Certaines nuits il était seul avec Magnolia dans cette grande chambre beige, les volets ouverts et une odeur d'abricot alléchante au nez, et d'autres Gabriel était là aussi dans un coin de la pièce et le regard fixé sur eux, le visage impénétrable. Il ne disait jamais rien mais parfois, quand il pensait qu'Asong ne le regardait pas, il posait les yeux sur Magnolia et son expression se peignait d'une affection sans fin. C'était ces nuits-là qu'Asong aimait le plus, quand Gabriel était là, calme et heureux, et que les épaules de Magnolia restaient détendues. D'autres, rarement, Gabriel n'était qu'un bruit de pas dans le couloir, et toujours ces fois-là Magnolia semblait pris d'une peur incontrôlable, son visage tordu dans une grimace qu'il tentait tant bien que mal de dissimuler.

Asong se réveillait toujours avant que les bruits de pas n'atteignent la chambre, ignorant de ce qui arrivait ensuite.

Petit à petit cependant les plus beaux souvenirs s'effacèrent et ne restèrent plus que le bruit des pas dans le couloir et les mains tremblantes dans ses cheveux. Asong s'éveillait chaque fois plus pâle que jamais, transpirant et la respiration haletante, hagard. Ce matin-là, il descendit les escaliers et dans la cuisine ignora le verre de lait et le pain frais qui étaient là tous les matins, partant l'estomac vide et l'esprit plein. Le midi il déballa le repas préparé par sa mère et mis dans son sac la veille et il mangea lentement, picorant comme un petit oiseau par-ci par-là, les yeux portés vers les grandes fenêtres de la salle de classe.

Le chahut et le brouhaha en fond ne le dérangeaient pas. Il ferma les yeux et un court instant il était de nouveau au manoir, soupirant de joie. Trop tôt pourtant sonna la cloche de l'école, et les cours reprirent, monotones et longs. Asong était un bon garçon qui aurait aimé pouvoir plaire à ses parents en rapportant de bonnes notes, mais Asong était aussi un garçon qui grandissait, qui avait goûté pour la première fois à un véritable amour et se refusait à retourner supplier les miettes d'affection de ses parents, misérable et solitaire. Il n'écouta que d'une oreille, las, les manches glissant sur ses épaules plus minces, sur la palette de couleur que formait sa peau usée, et de ses doigts habiles joua avec les petites tresses dans ses cheveux. Il n'aurait su dire si c'était les siennes ou celles que Magnolia avait natté là pour lui, rêve et réalité une mince ligne qu'il avait eu tant de mal à distinguer ces derniers temps. Il ne guérissait pas en revanche, les plaies comme faites à l'encre indélébile sur sa peau fragile, une trace de ce qui avait été et serait pour une éternité à venir, et son père le voyait, hésitant presque quand il levait la main sur lui.

Magnolias dans le jardin d'hiverWhere stories live. Discover now